LE PAYS DE L’ESPRIT :
ESSAI SUR LE RÊVE
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994)
Pense à notre vie humaine,
Qui n’est qu’une gerbe de songes,
Bonheurs, malheurs,
Tous sont des rêves entre les rêves.
Mais puisque nous vivons un rêve
Pourquoi ne pas en jouir ?
Que pourrions-nous faire d’autre ?
Anonyme (Corée)
La littérature est-elle le rêve-reflet du monde, ou ne serait-elle pas investie, au contraire, d’une réalité supérieure, d’une transcendance qui échappe à l’Ici ?
Et de quel côté sommes-nous des rives du Sommeil : créateurs ou créés, rêvants ou rêvés, transportés de-ci, de-là, et, à notre tour, porteurs de trésors fondus, de coraux ou de poissons pâlis, d’épopées réduites à d’insignifiants fragments d’aventures ?
Le songe serait-il un être ailé, celui que voit Homère, perché au chevet du dormeur, en bon cousin de la Mort ? Le rêve serait-il un Pays, une île où nous irions toujours halés par les fils mystérieux du Désir ?
Ni personne, ni espace, le rêve est un acte inconscient. Certains le nient tout de go ou le vivent comme une intrusion saugrenue, d’autres l’utilisent pour exploiter jusqu’à la lie les prodigieux gisements de l’Imaginaire.
Frais derrick ou possession aliénante, l’expérience intime du rêve est, par essence, incommunicable et donc fantastique. C’est là un univers sans limites, sans structures reconnaissables, indéfiniment extensible et fluide. Songe paradisiaque du surhomme volant ou rêve-engrenage conçu comme la forme extrême de l’esclavage, pourquoi rêvons-nous ? Pourquoi partager ainsi « l’aquarium de la nuit » (Hugo) ?
L’éveil de la Bête
Il est bon de se rappeler de prime abord que Freud ne fait pas figure d’absolu novateur en la matière. Dans la République, Platon évoque, deux mille ans avant L’interprétation des rêves, les « désirs qui s’éveillent pendant le sommeil, quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Dans cet état, elle ose tout comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à entreprendre (croit-elle) de faire l’amour avec sa mère ou tout autre, quel qu’il soit : homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle ne s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (IX, 1, 571).
Rêver pour assouvir un désir : le grand et gros mot est lâché ! Le rêve souffre souvent d’un excès d’idéalisation : songe bleu des poètes aux visions étoilées, rêveries enfantines du marchand de sable de la défunte ORTF, rêves d’or d’une Bagdad légendaire, souffle d’un enfant sain ou « d’une sainte pour un mort ».
Dès lors, le réveil est perçu comme une déchéance et une indignité : Tristesse du réveil ! Il s’agit de redescendre, de s’humilier. L’homme retrouve sa défaite : le quotidien (Michaux, Plume). Rêve-évasion, rêve démiurgique, où l’on est soudain Dieu, le Pan tout-puissant, bondissant modeleur des êtres et des mondes.
Face à cette idéalisation, Freud a fortement souligné que, dans le rêve, le désir est travesti et s’exprime de façon hautement symbolique. Les mieux camouflés, issu de ce que Platon appelle la partie bestiale, se dissipent vite ou nous laissent interdits.
Reproduction hallucinatoire des perceptions liées dans un passé lointain à un assouvissement, le rêve s’est vu accorder, en sus, le pouvoir d’annoncer l’avenir ou même de le causer. Il devient alors le truchement privilégié par lequel les Puissances internes ou externes communiquent avec nous. À tout le moins, il convient d’observer avec Aristote que nos songes mettent en scène des personnages dont nous connaissons les motivations. Ils nous aident à synthétiser et à accepter notre expérience. Ils parviennent à nous souffler aussi les objectifs de nos actes futurs.
Le rêve défie, en toutes hypothèses, par son extrême diversité, l’analyse objective. L’hallucination semble parfois se suffire à elle-même, étrange, étrangère, s’éloignant de plusieurs années-lumière de nos préoccupations évidentes ou cachées.
La Porte de corne
Deux conceptions du rêve souvent s’affrontent et cohabitent. La plus ancienne se méfie de la vie onirique et la refoule dans les marges du cosmos. Ainsi, la religion grecque associe les songes, la nuit pendant laquelle ils se produisent, la terre dont les entrailles sont plongées dans l’obscurité, lieux où reposent les morts.
Dans la théogonie classique, la Nuit a enfanté à la fois : la Mort, le Sommeil et les Songes. Chez la plupart des auteurs, le pays des rêves est proche des Enfers, loin du centre du monde où vit l’humanité. Selon l’Odyssée, les songes confus et fallacieux sortent par la porte d’ivoire, tandis que les rêves clairs et véridiques sortent par la porte de corne.
Une conception plus positive des rêves apparaît chez les orphiques et les pythagoriciens. Pour eux, l’âme libérée du corps peut parler aux dieux pendant le sommeil. Pindare résume ce point de vue en écrivant que l’âme d’essence divine dort quand nous sommes éveillés, mais s’éveille pendant que nous dormons. Planète interdite à notre vision solaire, cet autre versant de nous-mêmes porte alors des jugements corrects, riches d’enseignement.
Chose remarquable : les rationnalistes ne sont pas très éloignés de cette vision spiritualiste. Hippocrate affirme ainsi que l’âme perçoit l’état de santé du dormeur et le reflète dans le rêve, permettant au médecin de guérir le rêveur par l’oniromancie.
Les deux courants – religieux et scientifique – ont ceci de commun qu’ils développent tous deux l’usage des interprétations allégoriques, répertoires d’équations censées traduire l’insensé.
L’homme invisible ou second
La littérature fantastique porte témoignage de ce qui est au moins une contradiction et peut-être une impasse. D’un côté, elle a puisé dans tous les folklores ces traditions relatives à la vérité du rêve dont l’importance vient de nous apparaître à l’examen des sociétés antiques. Beaucoup pensent avec Hugo que le songe n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible (« Les Travailleurs de la mer », I, 1, 8 ) ou avec Nerval que le rêve est une seconde vie (« Aurélia », I, 1).
Le rêve est alors systématiquement authentifié, soit que l’avenir le réalise, soit que le présent lui-même prouve que la scène rêvée a bel et bien été vécue au cours du sommeil (chez Eekhoud) par des marques ou objets tangibles issus de l’univers onirique. Rêves solidifiés parfois grâce au pouvoir extraordinaire d’engendrer les objets que les parapsychologues nomment la télurgie.
Si la réalité tangible ou magique n’apporte pas assez de signes convaincants, l’authentification est assurée par la multiplication des rêves : songes à répétition, à suite, ou à transformations, songes à un ou plusieurs, rêves devenant ainsi un singulier forum chez Maugham ou Pirandello. La plupart des récits fantastiques reposent, en dernière analyse, sur l’affirmation plus ou moins déguisée, mais d’autant plus forte, des pouvoirs du rêve.
D’un autre côté, le doute n’a cessé de prospérer. Songe ? Mensonge ! Voire. Il est dangereux de renier les songes. Démontrer qu’ils ne sont rien, c’est nous anéantir, nous et le monde. Ombre d’ombres, le rêve nous renvoie à un univers-gigogne, à un cosmos dickien qui ne serait plus réduit à un binôme vrai-faux, mais qui équivaudrait à une succession de réalités alternatives, folie de deux miroirs brandis face à face !
Du rêve au réel, et du réel au rêve, combien d’interactions ou de dialectiques-labyrinthes ! J’étais effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle réciproquement l’irréalité du rêve ? (M. Proust, « À la recherche du temps perdu »). Autrefois cet argument a servi à justifier l’au-delà : La vie n’est elle-même qu’un songe sur lequel nous sommes entés, et dont nous nous éveillons à la mort (Pascal, « Pensées », VII).
Terre arable du songe !
De Michaux à Marcel Béalu, nombre d’écrivains notent leurs rêves, considérés comme un matériel poétique à l’état brut, comme une grande citerne à symboles, comme de libres divagations destinées à les renseigner sur leur propre – et fuyante - intimité (Marcel Béalu, « La vie en rêve »).
Source d’inspiration donc et miroir magique pour nous mieux connaître, le rêve est parfois poursuivi à travers les leviers et prisons chimiques de la drogue ou de l’alcool. Pour se trouver et… pour se perdre, pour la simple évasion, pour la révélation qui nous descelle enfin du limon qui nous y noie.
Toute la littérature est de l’ordre du rêve. Ce dernier ne sert souvent qu’à faire avancer l’action (le songe d’Athalie), à donner chair aux idées chères à l’auteur (tel le mythe d’Er dans la République de Platon), ou à corser quelques fictions diurnes, lyriques et fantaisistes. Mais si le récit relate un rêve authentique transcrit par l’auteur avec un maximum de fidélité, il est presque inévitable qu’il rende un son fantastique.
Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa découverte d’un espace apparemment incongru, c’est toute la lumière de son univers quotidien qui se modifie, comme si le rêve avait le pouvoir d’éclairer d’un jour singulier mais précis le secret du monde où se débat, avec un sérieux tragique et risible, la marionnette humaine. Monde où les enjeux ne sont jamais ceux qu’annoncent la raison, et où l’on ne se risque peut-être pas sans danger.
- Mandragore -
Sources :
-
Histoires de cauchemars (La grande anthologie du Fantastique), préface de Jacques Goimard et Roland Stragliati (Presses Pockets n°1467, 1977)
-
La vie en rêve, Marcel Béalu, préface de Jean-Pierre Sicre (Phébus, 1992)
Nous sommes faits de la même étoffe que les rêves (Shakespeare, La tempête)
Laisser un commentaire