PHILIP JOSÉ FARMER, OU LE SEIGNEUR DE LA RÉ-CRÉATION
(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994)
« Je suis Kickacha, le Kickacha, l’industrieux
qui fabrique les fantasmes et la réalité.
Je suis celui contre qui les frontières
ne peuvent rien. Je les traverse en tous sens. »
Le Faiseur d’univers
Il en va des étiquettes ou des réputations comme de certaines photos qui nous représentent certes grosso modo, mais qui ne sauraient être tout à fait nous non plus que faces d’étrangers.
À force de figer le monde et les autres dans un cadre préconçu, dans un béton à prise rapide, on risque fort de fourvoyer l’intellect.
Phillip José Farmer n’a-t-il pas été ainsi injustement sacré pape du sexe et de la bestialité ? Il aura longtemps ri et joué de cette aura de scandale, de cette renommée d’iconoclaste scabreux qui le précédait en tous lieux. En acceptant par dérision ce masque ignoble, en prenant délibérément le parti des sots, il lui semblait faire un pied de nez magistral aux censeurs, mieux encore moquer les carcans moraux d’où qu’ils viennent.
On l’aura taxé aussi d’épigone brouillon, d’imitateur servile, mimant et revisitant trop longuement les oeuvres des maîtres dont il s’était, tout jeune encore, repu, d’Edgar Rice Burroughs à Ridder Haggard, de Swift à Jules Verne.
Alors obsédé P.J. ? Oui, mais par quoi ? Banal, ennuyeux, sans talent ? Voire. Tout juste agaçant. De cet agacement profond qui accompagne souvent l’émergence d’une vérité dérangeante, sœur de la maïeutique et cousine du génie.
La bombe des Amants
En 1952, éclate une bombe ! Un auteur de SF ose s’aventurer sciemment sur le terrain de la sexualité. Dans The lovers, Farmer met en scène, en effet, la passion charnelle qui unit un terrien issu d’une société cléricale ultra-puritaine et une lalitha, une créature extra-terrestre que rien ne distingue extérieurement d’une femme humaine, sorte d’insecte mimétique dont la civilisation cultive tolérance et non-violence.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Pas de scène épicée. Aucune description triviale. L’auteur reste d’une délicatesse exemplaire. Farmer s’intéresse moins aux conséquences biologiques et individuelles surprenantes de cet hymen avec l’alien, qu’au choc de deux cultures antinomiques : d’un côté, une théocratie fortement hiérarchisée, policière, impérialiste, où tout ce qui touche au sexe est tabou ; de l’autre, le monde Wog, pragmatique et ouvert, sans vérité révélée s’imposant et imposée à tous.
Yarrow, le héros du livre, conquiert, à travers son épanouissement sexuel, bien plus que le plaisir : une nouvelle façon d’être, une précieuse et neuve liberté.
Car la lalitha c’est bien sûr la Lilith de la Torah et de la Kabbale, mère des démons, esprit de la nuit, figure emblématique de l’amour non génésique en sa qualité de succube, monstre superbe qui avait tenté Adam.
Mais, alors que traditionnellement cette séductrice est présentée sous un angle exclusivement négatif, comme l’incarnation absolue de l’érotisme et du Mal (n’a-t-elle pas d’ailleurs le sexe dans le cerveau ?!!), Farmer lui confère un rôle positif : celui de bouleverser l’être, de le rendre à lui-même.
Derrière le destin de ce démon hors-pair, se cache une métaphore ironique de la SF américaine des années 50, hypocrite, soucieuse de ne pas choquer la jeunesse ou les bien-pensants.
C’est sans doute le premier livre à avoir magistralement démontré qu’on peut tout faire en Science-Fiction et qu’on doit tout faire, qu’il s’agit du plus ouvert des moyens d’expression, parce qu’il ne s’assigne aucune limite à l’imagination (Samuel Mines).
Ouvre-moi, ô ma sœur
Méthodiquement, Farmer poursuit sur sa lancée. Il avait obtenu le Prix Hugo du meilleur nouvel auteur en 1952, à la 11ème Convention mondiale de la Science-Fiction. Il commet ensuite des sortes d’essais de sexologie fantastique.
Son propos consiste le plus souvent à décrire avec une précision d’entomologiste les coutumes et les mécanismes sexuels de créatures extra-terrestres comme il est d’usage d’en rencontrer dans tout bon récit d’exploration spatiale.
Ainsi, Mère (1953) met en scène un organisme femelle qui attire à lui tout être vivant passant à sa portée, ceux-ci faisant alors office de phallus dans la mesure où leurs efforts pour se libérer provoquent l’excitation nécessaire au mécanisme de la conception.
Ouvre-moi, ô ma soeur (1960) nous explicite l’étrange mode de reproduction d’un être humanoïde qui vit en symbiose avec une larve vermiforme au rôle extraordinairement complexe puisqu’il est dans sa nature d’être à la fois… pénis et fœtus ! !
L’objectif est de constituer peu à peu, à force d’érudition supposée, une illusion de document authentique, une encyclopédie borgésienne des sexualités exotiques.
Ces peintures de genèses fictives sont en fait des paraboles sur le racisme, l’intolérance, le sectarisme, le refus radical de l’autre à partir du moment ou celui-ci n’a pas la même peau, la même religion, la même sexualité que nous.
En ces domaines, les démentis de la raison immédiate ne valent rien. Les préjugés sont des réactions viscérales, épidermiques.
La littérature de science-fiction, fondamentalement universelle et rebelle à tout cloisonnement, paraît naturellement apte à servir ici d’antidote et de catharsis, en nous révélant nos inhibitions et nos sournoises xénophobies.
Nulle culture n’est absolument supérieure. Pour bien nous convaincre de cette leçon de relativisme, Farmer n’hésite pas à recourir parfois au grotesque, en utilisant, par exemple, le personnage de Flesh (1968), peut-être directement copié sur le Surmâle d’Alfred Jarry, car doté, comme lui, de capacités sexuelles illimitées.
Avec Comme une bête (1968), Gare à la bête (1969), La jungle nue (1969) et Love Song (1970), P.J. met en lumière le non-dit du roman gothique, du thriller et du roman d’aventures perçus par lui comme des contes érotiques déguisés, comme une sublimation du désir. Le vampire devient ainsi le dieu pubère, le libertaire qui s’exonère à jamais d’une société castatrice et mesquine.
À l’évidence, Farmer est imprégné de Freud. Et l’on a souvent tendance à se demander au sein de sa gigantesque entreprise de démystification si sa littérature est autre chose qu’un exorcisme salvateur, qu’une longue thérapie personnelle.
Livres abracadabrants et vains ? Ou grandeur tragique d’hommes en proie à d’obscures forces cosmiques ou comiques ? Difficle à dire, perdus que nous sommes au sein de ce subtil (ou grossier) labyrinthe.
- Mandragore -
(À suivre !)
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