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Feuillets d’Hypnos : Philip José Farmer (2ème partie)

Posté le 23 janvier 2012

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PHILIP JOSÉ FARMER, OU LE SEIGNEUR DE LA RÉ-CRÉATION

(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994 / première partie disponible ici)

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Qu’est-ce qu’un dieu ?

Pour Farmer, les tabous sexuels doivent être interprétés comme la conséquence des alibis religieux, et donc transcendants, que se donne volontiers l’exercice du pouvoir. Non content de remettre en cause la validité pratique des grands dogmes, P.J. n’hésite pas aller aux questions essentielles : qu’est-ce qu’un dieu ? Pourquoi les religions ? Sur quoi repose la foi ?

Dans Le Père (1955), à l’occasion d’un atterrissage forcé sur la planète Albatos, le frère Carmody et ses compagnons de voyage sont mis en présence d’un être qui semble réunir tous les attributs traditionnels du dieu biblique : imposante stature, longue barbe blanche, immortalité, capacité à accomplir des miracles. Grand frisson sacré chez les naufragés. Mais le démiurge s’avère être, au bout du compte, un E.T. qui, exploitant conjointement un savoir technologique ultra-sophistiqué et les caractéristiques de la planète où il a échoué, joue à être (un) dieu. Plus tard, dans La Nuit de la Lumière (1957), le même frère Carmody est amené à participer, sur la planète Joie de Dante, à un étrange rituel à l’issue duquel il se retrouve… père d’un dieu !

Le symbolisme de ces deux nouvelles est clair : c’est Dieu qui est le fils de l’homme et non l’inverse. Pour que le désir d’une expansion de soi hors des limites de l’humaine et mortelle condition prenne corps, il suffit que des lois physiques plus complexes que celles que nous connaissons le permettent. Les dieux faits à notre image ou réciproquement lui semblent si ridicules, si pathétiques, qu’il en vient à penser que la religion n’est que l’expression chez l’Homo Sapiens d’un formidable instinct de survie enfoui au plus profond de ses cellules. Le cerveau, qui sait que le corps qui l’abrite ne peut vivre éternellement, rationnalise un monde futur, ou extra-dimensionnel, dans lequel l’immortalité est possible. En d’autres termes, la religion est la forme première de la Science-Fiction

D’où sa saga du Monde du Fleuve (4 volumes) où 9 milliards d’hommes se retrouvent sur un monde étranger, répartis sur les berges d’un Styx de 15 millions de kilomètres. Oeuvre où se télescopent de nombreuses célébrités anachroniques : de l’explorateur Burton à Mark Twain, en passant par Cyrano de Bergerac. L’auteur y récuse, une fois de plus, l’idée d’une intervention de la Divinité, pour suggérer que c’est de l’homme, et de lui seul, que dépend la transformation de notre aspiration à vivre éternellement en réalité. Le destin est un livre à écrire nous-mêmes en utilisant notre intelligence et notre conscience.

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Jadawin ou rien !

Le grand souffle révolutionnaire qui traverse l’oeuvre de Farmer, l’amenant à contester les tabous sexuels, les conditionnements sociaux et les représentations d’une métaphysique réductrice, ne nous intéresserait pas tant s’il ne s’accompagnait d’une autre libération dans l’ordre de l’imaginaire. Ici, la SF n’est plus inféodée à la science mais aux seuls postulats que l’auteur se donne.

Elle permet de créer de la sorte des univers parfaitement autonomes : une Terre plate où Ptolémée a raison, où Christophe Colomb a sombré avec ses caravelles dans le vide des Confins (Sail on ! Sail on !, 1952) ; un monde dominé par des hommes-dieux qui ont le pouvoir de manipuler la réalité à leur guise, continuum formé de plateaux circulaires superposés, rétrécissant jusqu’à la demeure de Jadawin, Maître au corps greffé d’appendices animaux, avec, pour chaque étage, une population et une écologie particulières : faunes, naïades et centaures, chevaliers teutoniques, indiens du XVIIIème siècle, descendants de l’Atlantide (Le Faiseur d’univers, 1965).

La puissance des Seigneurs est la métaphore de la puissance de l’écriture, capable de produire tous les possibles, sabre de voix pour combattre les préjugés de tous ordres, lanterne d’encre pour explorer ses propres virtualités, créer et faire rêver.

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Moi Tarzan, toi gêne

Expression d’une irrépressible nostalgie, ou ultime tentative pour décrypter les archétypes et ainsi s’en défaire à jamais, Farmer se met à réécrire les aventures de Tarzan (Tarzan vous salue bien, 1972), de Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en 80 jours (Chacun son tour, 1973), de Doc Savage, de Sherlock Holmes, de l’Araignée, de Richard Burton, etc, etc.

Nous sommes ici en présence d’authentiques récits de speculative-fiction, fondés sur l’idée que ces multiples héros ont vraiment existé et/ou existent toujours, et que leurs créateurs prétendus n’ont été que des biographes plus ou moins bien renseignés. Le jeu consiste à (r)établir la réalité. Où commence celle-ci ? Où finit-elle ? On serait bien en peine de le dire, tout le monde devenant le cousin de tout le monde, par la grâce d’un certain P.J.F. : le Paul Janus Finnegan des Seigneurs, le Peter Jairus Frigate (free gate) du Monde du Fleuve, dieu polycéphale ouvreur de portes.

Cette recherche du temps ou de l’enfant perdu n’est pas sans lourdeurs. On a beau se dire que Farmer examine les composantes de son fonds, on fatigue à la lecture de cet inventaire fantaisiste. D’aucuns parlent de conquête, là où je ne vois, quant à moi, qu’un repli. L’être élevé sous les auspices de la Christian Science (rigidissime secte de ses parents) aurait-il encore besoin de ces compensations ? Viendra-t-elle enfin l’heure de la délivrance ?

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Cosmos privé ou privé du cosmos

Parmi la foule innombrable de ces personnages minables ou flamboyants, il en est un qui nous semble plus convaincant : Kilgore Trout, l’écrivain de SF imaginé par Kurt Vonnegut Jr., anti-héros qui signe un roman en lieu et place de P.J. (Le Privé du cosmos, 1975).

Pauvre malheureux qui se bat avec des concepts et des thèmes auxquels seul un génie pourrait faire toucher les épaules… Il se sent ignoré et méprisé… Il a beau l’admirer, il sait que l’univers n’a pas la moindre conscience de son existence et qu’il n’est qu’une brêve étincelle dans les ténèbres de l’infini et de l’éternité.

Mais il possède une imagination sans limites et, tant que brille cette étincelle qu’il est, il peut triompher de l’espace et du temps. Ses fictions sont ses armes et, aussi dérisoires qu’elles puissent paraître, cela vaut toujours mieux que rien…

Comme le dit Eliot Rosewater, les écrivains qui font de la littérature générale, les raconteurs de la vie comme elle va, ne sont que des « pets de moineaux ».

Mais l’auteur de science-fiction est un dieu. C’est du moins ce qu’il croit au plus secret de lui-même (P.J. Farmer, « The obscure life and hard times of Kilgore Trout », Moebius Trip, décembre 1971).

Devenir un dieu : telle est l’ambition d’abord inconsciente puis de plus en plus délibérée qui anime toute l’œuvre de Farmer.

Ambition qui peut sembler folle, vouée à l’échec, et même un peu inquiétante, mais à laquelle Farmer a déjà donné corps si l’on admet sa conception de la divinité comme apothéose de l’humain, libre exercice de l’imagination, capacité de créer un cosmos qui fasse concurrence non seulement à l’état-civil, mais aussi à l’ensemble de la Création.

En lui se résume donc toute la Science-Fiction, la plus classique comme la plus novatrice, la plus modeste comme la plus ambitieuse, la bonne comme la mauvaise.

Farmer, c’est sans doute aussi, plus profondément, la tentation de s’approprier l’En-Deça, l’Ici et l’Au-Delà, tous les mondes, depuis les étoiles jusqu’à  soi, but vers lequel tend toute écriture et peut-être tout art.

- Mandragore -

d’après Philip José Farmer, Le livre d’or de la Science-Fiction, préface de Jacques Chambon, Presses Pocket n°5066, 1979.

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