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Feuillets d’Hypnos : Gérard Klein, ou l’homme d’Ailleurs et Demain

Posté le 6 février 2012

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GÉRARD KLEIN, OU L’HOMME D’AILLEURS ET DEMAIN (par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 34 d’octobre-novembre 1992)

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Comment brosser en quelques mots le portrait de cet homme protéiforme, critique, théoricien, éditeur ou économiste de haut vol, spécialisé – on l’aurait deviné ! – dans la prospective ? Dirons-nous de façon crâne et vague qu’il s’agit d’un homme en prise directe sur l’époque, très à l’aise dans le dédale des sciences sociales, utilisant avec un génie très personnel tout l’arsenal des connaissances humaines pour réfléchir sur la condition de l’homme, le destin de la société et la nature de l’univers ?

Il serait plus pertinent de prétendre que Gérard Klein est hanté par la mort et que tous ses romans et nouvelles se présentent comme « un moyen de la prédire, de la saisir, de la deviner et de s’en défaire. » Écrire pour renaître donc, pour compenser la résistance, la distance du monde à l’être. Dès lors, face à la fin inéluctable ou à cette autre faim tout aussi insatiable, quelle attitude adopter ? Un scepticisme souriant et calme, une sorte d’agnosticisme tolérant teinté de métaphysique. Constante volonté d’interrogation de l’homme, auteur ou lecteur, qui pourrait s’exprimer ainsi : « Tout ce Mystère de l’Au-Delà et de l’En-Dedans, me dépasse, et pourtant… je me demande si… » Toute la SF est dans ce « si » qui nous délivre et ouvre tous les possibles.

Le nocéen

Aîné d’une famille de 4 enfants, Gérard Klein est né à Neuilly le 27 mai 1937. Petit-fils d’un patron boulanger qui avait émigré aux États-Unis, fils d’un inspecteur de la Banque de France appelé à se déplacer sans cesse dans le Sud-Ouest et le Midi, le jeune G.K. commence à voyager dès l’âge de 6 semaines. La guerre survient. Le pater familias se retrouve prisonnier dans un stalag. Sa mère quitte alors Paris et se replie sur Blois.

Il a 5 ans et sait déjà lire. Il dévore les volumes annuels d’une revue début de siècle : Mon journal, recueil d’histoires relevant souvent de l’anticipation, des voyages extraordinaires et de la fantaisie. Il se souvient ainsi d’une chasse au serpent de mer et d’un astronef venu de Jupiter. Il se disputera, plus tard, avec son institutrice qui défendait des idées fort peu darwiniennes sur la création du monde et la longue marche de l’Humanité.

Son père rentre d’Allemagne en 1945. Les revoici tous à Paris. Gérard Klein intègre à 10 ans le Lycée du Raincy. Quelques difficultés de passage en classe supérieure le conduiront un temps au centre psycho-pédagogique Claude-Bernard. Mais ce vol au-dessus d’un nid de coucous ne lui déplaît pas. Il a l’impression de découvrir enfin des gens intelligents et ouverts. Les choses s’arrangent. Il obtient en 1954 son bac philo. Ne sachant trop quoi faire, il s’inscrit à « Sciences Po ». Son seul regret : être passé trop au large du continent Science et de ses architectures glacées.

Tous les chemins menant à l’Ouest (du temps) l’attiraient. Il entame très tôt la construction de son bateau-livre. Des poèmes vers 12 ans, des nouvelles à 15. C’est un amoureux fou de la littérature anglo-américaine, d’Hemingway à Huxley, en passant par Swift. Il découvre, à 17 ans, un antre mystérieux où se réunissent quelques grands Initiés tels Curval ou Versins. Longtemps hésitant, son avenir se dessine enfin.

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Nova

Car durant sept années, le temps d’une profonde Genèse, la librairie de la Balance et ses illustres visiteurs exercent sur le jeune homme leur fatale influence. Publier n’est plus un rêve. Voici qu’il s’offre, lui aussi, Une place au balcon (premier texte publié) dans la revue Galaxie en octobre 1955. Suivront Civilisation 2190 (Fiction, janvier 1956), Le Gambit des étoiles (first novel) et Les perles du temps, roman et recueil publiés tous deux en 1957 par Hachette et Denoël. Il écrit des articles, devient le secrétaire de rédaction de la revue Satellite, traduit Les mondes divergents de Philip K. Dick, commence à écrire une longue fiction pour le Fleuve Noir sous le pseudonyme de Gilles d’Argyre ! C’est l’explosion ! Et il n’a pas 20 ans…

Frais émoulu de « Sciences Po », il obtient un diplôme de psychologie appliquée  puis, fait un stage à la banque Rothschild. Va-t-il donc entamer une sage carrière d’économiste et de sociologue, enfermé dans les bureaux lambrissés des oligarchies planétaires ?

Muté au Bureau du moral

G.K. s’était permis de commettre un livre sur les tests. Cet ouvrage savant lui vaut d’être affecté, lors de son service militaire, au Centre de Recherches Psychologiques de Versailles. Mais il se retrouve, par erreur, à Alger, au service de sélection de l’État-Major Air. Atmosphère pesante d’une guerre anachronique. Il pénètre dans un univers authentiquement dickien, absurde et souvent mortel, celui du simple bidasse.

Après le putsch des généraux, les autorités recherchent des militaires peu susceptibles d’avoir des sympathies pour l’O.A.S. et qui pourraient éventuellement « faire fonction d’officier ». Un temps à Reghaïa, au grand Q.G., le voici nommé au Bureau du moral. Il participera ainsi à de nombreuses émissions de radio et de télévision. Il se déplace beaucoup. Le long voyage (1964) naît des immensités du Sahara. La guerre d’Algérie lui inspirera plusieurs œuvres importantes. Elle marque pour lui une prise de conscience, une affirmation de sa pensée.

Dans Les seigneurs de la guerre (1971), il montrera que les conflits deviennent, sitôt déclenchés, des « structures autonomes qui se nourrissent des destructions et des soufrances qu’elles engendrent, et qui ne peuvent être défaites que de l’intérieur en les conduisant à se prendre pour proie et à se dévorer elle-mêmes ».

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Le spectre du hasard

Pour un homme qui avait naguère rompu avec le « Clan de la Balance », parce que Bergier avait osé écrire avec Pauwels Le matin des magiciens (1961) – ouvrage selon lui, et par définition, trop peu cartésien – , le comble n’est-il pas d’être possédé par un démon, fût-il intérieur, ballotté de ci de là par les marées d’une Histoire non dite ou d’un destin encore à naître ?

Il rentre en France en novembre 1962, après l’indépendance. Il est, à nouveau, pris de frénésie créative. Le sceptre du hasard est écrit, cette année-là, en onze jours ! Il remanie pour Denoël Le temps n’a pas d’odeur (1963), roman né dans le djebel et initialement destiné au Fleuve Noir. Il participe également à la rédaction du Guide de la France mystérieuse (Tchou) et entre, en mai 1963, dans une société d’études économiques : la SEDES, filiale de la Caisse des Dépôts. Un an plus tard, il réalise avec Jean-Pierre Mocky une adaptation pour le cinéma de La cité de l’indicible peur de Jean Ray. Le film, La grande frousse, sortira en 1965. Il parle sur France Inter et Europe 1 et entreprend une tournée aux États-Unis. Il y rencontrera Silverberg, Sheckley, Damon Knight et consorts. Le surmenage le guette. Sa santé décline. Il déprime et semble dès lors vouloir abandonner à tout jamais la plume d’oie des contes pour le vil PC du statisticien. C’est pour lui l’époque d’une absconce recherche sur les caisses d’épargne à l’échelle européenne. Le temps de la formation, puis de la création pure s’achève. Il lui faut désormais arracher l’épée à l’enclume et redonner un nouveau souffle au genre.

La tunique d’argent

Fin 1968, Jean-Pierre Mocky présente le maître à Robert Laffont qui lui propose une direction de collection. Dick, Brunner, Herbert, Leiber sortent de leur ghetto. Plus encore, le tout nouveau directeur donne leur chance à de jeunes auteurs français : Sternberg, Drode, Léourier, Curval, Jeury. La Science-Fiction possède enfin un débouché éditorial de grande classe, un formidable outil de promotion. Les tirages eux-mêmes sont loin d’être confidentiels. Qu’on songe seulement au un million d’exemplaires de Dune ! L’excellent roman de Philippe Curval, Cette chère humanité, n’est-il pas, en outre, le premier livre français à obtenir, sous la fameuse couverture argentée, le prix Apollo en 77 ?

Créateur lui-même, G.K. entretient avec son orphéon d’auteurs, des relations tout à fait privilégiées. Ainsi, pas de « droit de préférence » sur les œuvres futures, pas de clauses rédhibitoires.

En véritable bénédictin, G.K. collabore à La Grande Anthologie de la Science-Fiction (33 volumes !). Il fait renaître de ses cendres le Laboratoire de Prospective Appliquée et publie en tryptique un recueil collectif chez Seghers (Le grandiose avenir, En un autre pays, Ce qui vient des profondeurs). Il dirige aussi la revue Futurs avec Igor et Grichka Bogdanoff, rédige enfin un essai (Malaise dans la science-fiction sur le thème de la catastrophe dans la USSF). Au sein de ce fourmillement qui témoigne d’un don particulier pour l’ubiquité, où est passé le G.K. secret ? Que devient Numéra, son opéra inachevé ? Si vous le voulez bien, allons le retrouver dans son appartement parisien et posons lui la question !

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La sphère

« Vous savez, écrire n’est pas si simple. Je suis persuadé, avec une certitude quasi physique, qu’aux frontières de l’insconscient humain, il est un être très particulier que j’appelle le moi profond. Dans la représentation que je m’en fais, ce moi profond ressemble à une sphère qui s’efforce d’émerger dans notre réalité. Elle est prisonnière d’une chair qui est, en même temps, son véhicule. Elle est terriblement puissante et formidablement habile, savante même. Mais elle est aussi absolument ignorante de son point de chute.

Lorsquelle naît à notre monde, elle est comme un infirme, aveugle, sourd et muet, logée dans une cave désespérément obscure. Elle s’efforce de nouer des liens avec l’extérieur en se servant d’un terminal que nous avons tendance à considérer comme notre unique personnalité. Il s’agit là, en fait, de notre moi superficiel, qui, lui, est programmé à toute vitesse par l’information génétique, l’environnement familial et les acquis de l’éducation, et qui est chargé d’assurer, par l’adaptation au réel, la survie du support de la sphère.

Quant à cette dernière, elle n’a aucun sens moral, aucune pitié. Son but est de vivre une expérience, d’éprouver, selon ses voies et valeurs, la périphérie, et, peut-être, de communiquer, si cela se peut, avec ses semblables. Le corps et l’esprit deviennent pour elle des destriers qu’elle n’hésite pas à malmener, à tuer parfois.

Peut-être dispose-t-elle d’une sorte d’immortalité. Peut-être peut-elle refaire et réussir « ailleurs » ce qu’elle a raté ici. Je ne sais. Mais la vie de la plupart des humains est hantée par une lutte à mort entre les commandements du moi profonds et les demandes , les désirs puérils ou raisonnables de l’ »écorce ».

Certains sont précocement parvenus à enkyster la sphère, à la boucler, à la décourager, à l’endormir, à l’assommer. Le terminal l’a emporté alors sur l’unité centrale. Il en devient tout fier l’animal ! Il prend tous ses petits sous-programmes pour le canon de l’existence adulte, le silence de l’En-Dedans pour la signature de son autonomie. De temps à autre, il ressent pourtant comme un « vide ». Soudain, la vie lui semble creuse, stéréotypée.

Quant à ceux en qui la sphère ne se laisse pas exclure, occire et ensevelir, ils deviennent souvent des emmerdeurs et en sont bien malheureux la plupart du temps. Ils ont l’air… « habités ». Ils font des choses indécentes, inattendues. Ils barbouillent des plafonds d’église, s’exilent dans le Pacifique ou bien écrivent, après 10 ans de silence, des romans de science-fiction tout à fait imprévus et passionnants.

Ils deviennent parfois tout à fait fous, faute de comprendre ce qui se passe en eux ou parce que la programmation du terminal est si déficiente que la sphère ne réussit jamais à lui faire proférer quelque chose de sensé et de beau. »

Mais il en est chez qui la sphère parvient, dans le temps très court d’une vie, à établir des rapports tout à fait harmonieux avec son humble terminal et le monde environnant. Personnages remarquables, nullement dupes des langages et codes que les mois superficiels prennent pour La seule réalité. Gageons que la sphère de Gérard Klein ne le laisse jamais en repos. Déçue par ses mérites littéraires, lui aurait-elle intimé l’ordre de faire autre chose ? Non, car ce terminal-là est vraiment précieux et fécond.

Toute cette multitude d’activités ne serait-elle pas plutôt une manière de brouiller le signal du Big Brother pour échapper à sa tyrannie ? Mais tôt ou tard, la voix du Maître ne manquera pas de se faire entendre. Alors nous pourrons à nouveau voyager avec lui dans les méandres du temps vaincu.

- Mandragore -

Source : Le livre d’or de la SF, M. Jeury, Presse Pocket, 1979

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