L’HOMME ET SON DOUBLE (par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993)
Avant que de s’en aller chercher l’Alien, l’Autre, hôte absolu qui révulse et fascine, aux confins de l’espace profond, la littérature universelle s’est attachée à le débusquer dans le labyrinthe terrestre. Mais pourquoi se risquer ici, dans ce ventre tapissé de miroirs, dans cet en-soi lisse où l’on est tour à tour chasseur et chassé, mirage ou matière, âme solaire ou vain reflet ? Pour se perdre ou… se retrouver !
Perdre son double naturel : son ombre, son image, son jumeau. Ou trouver – souvent, à son corps défendant – une extension inattendue : sosie ou clone usurpateur, avatars littéraires révoltés, personnages ou entités prenant vie pour se dresser contre le Moi par trop cruel du créateur, figures anachroniques d’un Soi jeune ou vieilli traversant le Temps pour nous prévenir de quelque péril, nous rappeler notre Grand Rêve, ou nous… vampiriser, alter ego d’un monde parallèle revendiquant – à bon endroit parfois ! – notre identité, simulacre cybernétique ou créature métamorphe… Invincible armada de doubles poursuivants obsédés par notre élimination ou notre asservissement !
Thème troublant instillant le Doute Ultime. Suis-je un ou multiple ? Suis-je bien moi ou ne serais-je pas plutôt, par ignorance crasse ou amnésie, la copie, le duplicata d’une prodigieuse machine à rendre fou ?
Singuliers pluriels
Malaise et vertige ineffable ! Comment pouvons-nous être doubles ? Tout commence par l’appropriation du corps. Au départ, l’enfant saisit son pied sans savoir que cet objet fait partie de lui. Forme étrange qu’il devra manipuler fort longtemps avant de l’accepter pour sienne. Mais forme fuyante, évolutive, que, peu ou prou, certes, nous commandons, mais qui nous échappe sans cesse avec l’âge. Quel est donc cet inconnu des photos, vidéos et miroirs, si différent de notre hologramme interne ?
Diapo éphémère qui est nous sans l’être, image dans laquelle l’enfant ne s’est, de prime abord, pas reconnu, la prenant pour un être réel, puis comprenant enfin que rien ne sert d’embrasser la glace ou de chercher derrière et devenant, par là, conscient !
Curieuse identité que celle bâtie ainsi sur la distanciation, la distinction, la résistance à ce premier double visuel, émanation d’un corps jusqu’alors purement tactile.
Ne nous faut-il pas, en effet, des témoins pour percevoir nos limites ? Jusqu’à notre personnalité qui s’élabore aussi par rapport à l’autre, que celui-ci soit modèle ou non, qu’il séduise ou repousse.
Doubles biologiques donc et, à des degrés divers, copies psychologiques inconscientes de nos parents et de nos mentors, nous empruntons ici et là, quêtant approbations et révélations pour nous socialiser peu à peu, refléter la norme ambiante, le système d’échos que nous percevons en tout groupe. Monde de doux leurres pour hommes fort duels !
Idoles et baby dolls
Ici la plume souvent bégaye. Le thème du double est… double ! Premier aspect : le narcissisme, c’est-à-dire l’amour porté non à soi-même, mais à son image (l’eidôlon, l’idole des Grecs).
De fait, le redoublement est partout présent dans notre comportement. Dès les premiers temps de la vie, l’enfant remplace le sein maternel absent par son propre pouce. Le narcissisme est ainsi à la base de bien des comportements sexuels : amour de soi ou masturbation, amour du semblable ou homosexualité, amour du parent ou inceste.
Le deuxième aspect du thème c’est la duplication proprement dite : le personnage est remplacé par son sosie, son jumeau, son aîné, son cadet, ou, éventuellement par un parent plus éloigné. Faute de disposer d’un être humain suffisamment ressemblant, on se contentera d’un objet symbolique : les poupées des petites filles et des rites d’envoûtement, le mannequin des ventriloques, les portraits, les statues et toutes les représentations de la figure humaine. Objets-fétiches qui sont là pour masquer l’absence d’un objet ou d’un sujet plus important et qui laissent toujours une impression aigüe de falsification.
Une âme en pâte feuilletée
À la simple duplication physique, se superpose, dans l’univers des croyances, une sorte de « feuilletage » de la personnalité. Ainsi, chez les Égyptiens de l’époque pharaonique, tout homme possède d’abord un corps qui peut être remplacé par une image, une statue ou un animal, mais aussi un ka, impalpable, mais d’apparence identique, qui naît avec lui et continue à vivre après la mort un simulacre d’existence. Viennent ensuite : le baï, apporté par la lumière du soleil, âme qui, après la mort, pouvait errer librement ; l’akh, ange gardien ou démon, qui joue le rôle d’esprit intermédiaire ; l’ombre enfin. La vie réside dans l’union de ces cinq principes, la mort est leur séparation. Plus près de nous, le double abstrait des Romains, était le masque des ancêtres, désigné sous le nom générique de persona. Il a fini par s’appliquer dans le vocabulaire juridique à la personne responsable, à l’homme libre (l’esclave n’a pas de persona aux sources de son être). Plus tard, le christianisme minimisera l’importance du double réduit au simple binome âme-corps, en soutenant que tous les hommes ont une commune part divine, niant ainsi les barrières posées en terme de langue, de race, de statut social ou de sexe. L’Humanité divisée jadis sur le chantier inachevé de la Tour de Babel se réunit à nouveau sous l’égide du Fils unique, Christ rédempteur et fédérateur.
Le fils de Caïn
Pourtant, dans tous les mythes et jusque dans la Bible, les doubles par multiplication ne manquent pas. Parfois, ils s’entendent bien, tels Castor et Pollux ou Apollon et Artémis, mais le plus souvent, ils se querellent (Esaü et Jacob) ou se battent en duel (Romulus et Remus, Caïn et Abel). Ici, c’est presque toujours le cadet brimé qui prend l’initiative de la rupture.
De nos jours, le double en surnombre, même s’il est animé des meilleures intentions du monde, finit, bon gré mal gré, par remplir une fonction persécutoire, exprimant par là son énorme frustration, la sensation d’avoir été volé, pillé, dépossédé de son être (La part des Ténèbres de Stephen King).
Les récits de doubles perdus (ou doubles par division) insistent sur la monstruosité des personnes fragmentaires, privées d’un de leurs nobles Attributs par l’effet d’un Pacte ou d’une malédiction : tantôt le corps revient sans l’âme (vampires, zombies, morts-vivants), tantôt c’est l’âme qui revient sans le corps (poltergeist, esprits ou fantômes).
Bien que frappé, dans les deux cas, par un même sentiment de perte irrémédiable, l’homme ne saurait pourtant être lui, ni changer, sans être deux. La crise identitaire surmontée, le soi persécuteur vaincu, le héros s’affirme comme le seul tenant de sa force, sans méconnaître pour autant le pouvoir de ses jumeaux noirs. Quid de l’Empereur – Dieu de Dune affrontant tour à tour ou s’alliant ses moi antérieurs, personnalités issues du puits vertigineux de sa mémoire atavique ?
Les doubles ne sont pas seulement un thème fantastique. La littérature elle-même est un double, une trompeuse imitation de la réalité, naturellement redondante aussi.
En voyant double, en laissant planer le doute sur le monde perçu et le trop simpliste ergo sum de Descartes, la littérature au fond ne parle que d’elle-même.
- Mandragore -
Source : Histoires de doubles, J. Goimard & R. Stragliati, 1977, Presses Pocket n°1465
Alors maitre quand vous nous avez grondé l’année dernière c’était votre double qui avait pris le dessus sur vous même.
Dr Jekyll et Mr Hyde… c’est ça…
Y’a aussi Dr ça et Dr Surmoi, mais c’est dans un autre livre…