JULES VERNE, OU LE SCAPHANDRIER DE L’IMAGINAIRE (1ère partie)
(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 33 de juillet-août 1992)
Au sommaire du premier numéro d’Amazing Stories, The magazine of Scientifiction, figurait déjà en avril 1926 une réédition d’Hector Servadac suivie de Voyage au centre de la Terre et d’Un drame dans les airs, en compagnie de textes de Poe, Wells, et Burroughs. Sans doute s’agissait-il là d’une tentative pour donner ses lettres de noblesse à un genre nouveau-né. Quel rapport pourtant entre le roman scientifique créé par Verne en 1863 avec Cinq semaines en ballon et la toute jeune Science-Fiction ? Plus de 60 ans les séparent.
Sans parler de leur nom même et de leur contenu. Rappelons que la science-fiction a déserté l’heroic fantasy et que la SF spéculative dépasse largement par son audace les idées émises voici plus d’un siècle.
Pourtant, nombreux sont les textes de Verne qui relèvent réellement de la SF et du Fantastique dans leur sens actuel. Car au-delà de sa prétendue finalité de littérature « pour la jeunesse », Jules Verne est avant tout un auteur moderne, fait d’angoisse et de jeu, de violence et de dérision, et d’une certaine subversion des valeurs.
Vulgarisateur ou précurseur ?
Il convient de dénoncer tout d’abord une première erreur. Il ne faut pas confondre le projet idéologique et commercial de Hetzel, l’éditeur de Verne, et celui de l’écrivain lui-même. Hetzel croyait dans le progrès indéfini de l’humanité grâce à la science. Il voulait donc œuvrer pour la diffusion des « lumières », sous une forme attrayante, par la création du « Magasin d’Éducation et de récréation » destiné aux familles. L’auteur de Cinq semaines en ballon lui parut particulièrement apte à réaliser cet objectif. Recruté dans l’équipe, Verne souscrivit un ambitieux contrat moral et financier. Il s’engagea à produire trois puis deux volumes par an au sein de la « Bibliothèque d’Éducation ».
Mais Verne, âgé de 35 ans, est déjà un homme fait, féru d’une culture qui va d’Hoffman à Poe. Il a ses idées.
Fort conservatrices – à vrai dire – car héritées de son père avoué, mais traversées de fulgurants fantasmes. Il s’agit moins pour lui de résumer puis de divulguer un vain savoir obsolète, que de le prolonger, par le récit de voyages fictifs, que d’aggrandir le monde connu, en tentant de rendre vraisemblable ce qui ne l’était point. D’où l’utilisation systématique de la terminologie et des références scientifiques, avec, en outre, un recours constant aux descriptions minutieuses.
C’est ainsi qu’il entreprend de 1864 à 1869 la saga des « Voyages extraordinaires ». Il s’élance hardiment « where no one has gone before », explorant le centre de la Terre, le pôle Nord (Voyages et Aventures du capitaine Hatteras), la face cachée de la Lune et jusqu’aux abysses primitifs.
Les fantaisies verniennes
Mais Jules Verne déroge bien vite au sacro-saint et mesquin principe de vraisemblance. Le Docteur Ox, Sans dessus dessous, La chasse au météore, sont autant de « fantaisies » bien distinctes des autres « Voyages Extraordinaires ». Généralement mal reçus à l’époque, ils brillent aujourd’hui de tout leur éclat. Ce sont d’authentiques produits de la SF humoristique, de ce qu’Alfred Jarry appelait, en parlant de Wells, le « roman hypothétique ». Autre manuscrit d’exception, le Voyage à travers l’impossible, joué en 1882 à la barbe d’Hetzel et récemment publié. Là, pour la première et unique fois, des cosmonautes terriens posent le pied sur une très lointaine planète habitée, « Altor », après avoir accédé au feu central de la Terre et remonté ainsi le temps jusqu’à l’époque de l’Atlantide. Véritable épopée de l’Humanité, cette « pièce fantastique » appartient au domaine de la féérie satirique. La science n’y alourdit plus l’action. Passion vraie de la découverte, elle en reste cependant le moteur.
Un ailleurs intérieur
En dehors de ces remarquables échappées, il nous faut bien reconnaître quand même le caractère relativement limité et clos sur lui-même du monde vernien. À l’inverse de Rosny, de peu son cadet, c’est en vain qu’on chercherait ici les thèmes classiques de la SF : E.T., espèces concurrentes de l’Humanité, mutants, robots… Tout juste peut-on relever une faible trace de pouvoir parapsychique chez le magnétiseur Mathias Sandorff.
Est-ce là la marque d’un refus délibéré, celui d’entrer en contact avec l’Autre ? En fait, les mondes de Jules Verne ne sont pas aussi aseptisés qu’on pourrait le croire. L’alien resurgit à l’improviste de l’intérieur, monstrueux bien sûr : calmar géant de Vingt Mille lieues sous les mers, sauriens antédiluviens du Voyage au centre de la Terre, ou gymnotes électriques de La Jangada. Apparaît ici une sorte de fascination pour l’interférence entre les règnes, pour une fantasmatique confusion entre le machinisme et la vie. Combien improbables les « poissons-fusils » de Nemo ou le « gura crepitans à fruits explosifs » du Village aérien ! Ils figurent pourtant bel et bien dans les encyclopédies… La biologie est sauve, le contrat « hetzélien » respecté. Mais la science n’est pas en l’occurence un but. C’est – nous l’avons dit – une simple caution, un tremplin. Le prétexte qui, loin de nous renseigner, nous dépayse, et nous fait entrer dans la quatrième dimension.
Terra incognitae
Ce que visent, en effet, les héros de Jules Verne, ce sont les confins du monde, les points extrêmes, les « blancs » sur la carte. Ils étaient nombreux à l’époque. Aujourd’hui encore, l’intérieur de l’écorce terrestre, les grands fonds, les planètes autres que notre satellitte, ne nous sont connus que par technologie interposée : l’homme, fort heureusement peut-être, n’y a pas apposé directement sa marque. Vers ces terra incognitae, Jules Verne envoie des explorateurs débrouillards et sagaces, qui, à l’instar d’Aronnax, pourront dire : « J’ai vu et j’ai senti ». À travers eux, physiquement présents et isolés de tout, il nous fait toucher la Frontière.
Périples dantesques dont on ne revient jamais indemnes : au pôle Nord, Hatteras devient fou ; maître du monde sous-marin mais non pas de lui-même, Nemo lance son Nautilus au cœur du Maelström ; Arthur Gordon Pym parvient jusqu’au pôle Sud, mais y reste cloué pour l’éternité (Le Sphinx des glaces). Comme ceux de J.G. Ballard, ces héros vont jusqu’au bout d’eux-mêmes avec l’interface ad-hoc. Car le feu, la glace, le vide, ne sont jamais affrontés qu’au travers d’une coquille protectrice : « wagon-projectile », sous-marin ou scaphandre. Les ballardiens, hantés par la mort inéluctable du monde et par la folie de l’autodestruction, ne sont que des errants sans force, des œdipes résignés à leur noir destin. Le clan des verniens, lui, ne se satisfait pas des régressions engendrées par l’effondrement de la civilisation comme dans L’Éternel Adam. Il survivra au naufrage universel et triomphera de la « bête ». C’est ainsi que s’organisent parfois de précaires utopies, petites communautés inventives, solidaires et conviviales, où l’on reconstruit la société sur des bases nouvelles. La course au profit, l’esprit de domination, les rivalités personnelles ou nationales y disparaissent vite. En marge de l’Histoire, loin des espaces connus, l’homme devient enfin ce qu’il pourrait être (Le Pays des fourures, L’Ile mystérieuse, Deux ans de vacances). Jules Verne n’est donc aucunement le chantre d’une industrie ou d’une science panacées. Face à l’univers infini, l’humanité finie ne saurait aplanir tous les mystères, dompter la nature, et créer des machines qui ne soient la manifestation de ses rêves obscurs.
- Mandragore -
(suite du dossier ICI)
Source : Le Livre d’or de la Science-Fiction, François Raymond, Presses Pocket, 1986.
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