DÉMONS ET MERVEILLES (1ère partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993)
En grec, daimôn ne désigne aucunement le Diable, mais plutôt un être intermédiaire entre les dieux et les mortels. Puissances invisibles, les démons vivent cachés parmi les hommes, n’intervenant, en principe, que pour faire respecter les décrets des Forces supérieures. Ainsi les Heures (ordre de la nature et ordre moral), les Parques (naissance, vie et mort), les Muses (inspiratrices des Arts), les Grâces (épanouissement, lumière, joie) et les Songes, se voient-ils investis de fonctions divines majeures. De même, un démon particulier personnifie alors le destin de chaque cité, de chaque famille, de chaque homme. Socrate n’invoquait-il pas souvent son esprit familier, équivalent de notre ange gardien très-chrétien ?
Mais Homère distingue bien le Mauvais, funeste serviteur, de l’agathos daimôn, le bon génie, intercesseur et acteur toujours bienveillant. Aujourd’hui, cette ambivalence a disparu. Les démons font figure d’experts ès ruses et tromperies, de spécialiste du mal, collectionneurs et pourrisseurs d’âmes.
Délaissant ses dieux lointains et inconsistants, l’Humanité s’est forgée ainsi une immense galerie diabolique, bien en chair celle-là, grimaçante, serpentiforme et cornue à souhait !
Fils du Désir et de la fatum, de la peur et du châtiment, de la tentation et de la révulsion, de la Beauté et de l’Abomination, ils incarnent, frères ténébreux, des modèles de comportement que nous comprenons, les sachant, trop souvent, nôtres hélas…
Les racines du Ciel
Pour les Mazdéens de l’ancien Iran, le dieu suprême Ahura-Mazda avait créé à la fois Ahriman, l’esprit du Bien (Spenta Mainyu), et Ormuzd, l’esprit du Mal (Angra-Mainyu). Ce dernier a introduit sur Terre la souffrance et la mort, avec l’aide de ses enfants les daevas. L’homme qui suit les mauvaises pensées inspirées par ces envoyés est précipité en enfer après sa mort, tandis que l’âme du juste accède aux voluptés célestes. Aux idées grecques sur les démons (déités intermédiaires proches des hommes) et le Tartare (lieu de châtiment hors du monde), s’ajoute ainsi un concept nouveau : l’existence d’un connétable, généralissime coordonnant l’action de tous les démons.
Dans le judaïsme, le Mal est considéré comme une épreuve, en triompher c’est montrer sa foi. De fait, le serpent du livre de La Genèse n’est pas identifié d’emblée au Diable : il semble être dépêché par Dieu pour tenter Adam et Eve. De même, qui accablera Job de calamités, qui tentera de le réduire à quia sur son tas de fumier ? Non point Satan mais un satan, c’est-à-dire un adversaire. Non point un monstre issu d’on ne sait quel abîme mais l’un des archanges entourant le trône divin, missi dominici qui, à la suite d’un pari, est désigné par son Seigneur pour déchoir le bon serviteur.
C’est l’influence iranienne qui sera très directement à l’origine de la démonologie judéo-chrétienne avec les livres apocryphes : Tobie, Enoch, La sagesse de Salomon. Selon cette tradition, Dieu a créé des esprits purs, les anges, messagers qu’il envoie vers les hommes pour faire connaître Sa volonté, pour l’exécuter le cas échéant. On rejoint ici, à nouveau, le rôle des daimôns grecs. Parmi ces anges, certains se sont révoltés sous la conduite de Satan, avatar juif d’Angra Mainyu. Créés par un dieu infiniment bon, ils ne sont pas mauvais par nature, mais par libre choix comme le seront après eux les grands coupables : Caïn, Judas, Faust, don Juan.
Un Prince de bric et de broc
La richesse littéraire du prince-démon, son omniprésence dans les faits de langue : avoir le diable au corps, c’est bien le diable si…, faire le diable à quatre, ce n’est pas le diable, tirer le diable par la queue, la beauté du diable, de tous les diables, … peut-être les doit-il à l’intransigeance extrême du christianisme qui n’admettait pas de co-existence pacifique avec les dieux antérieurs. Nombre d’entre eux, désignés comme vaines idoles puis interdits de terrestre séjour, ne survécurent qu’en s’intégrant à la personne de l’Adversaire, qui s’accrut ainsi de mille lambeaux divins.
De fait, même si la religion officielle se représente Satan comme un être surnaturel aux pouvoirs limités, la mentalité populaire en décide tout autrement, l’enrichissant d’un éternel substrat de paganisme.
Les sorcières, femmes-liges du Démon, sont appelés ainsi « adoratrices de Diane » au synode de Trèves (IXe siècle). Les sabbats n’ont-ils pas lieu au cœur des forêts, dans cette nature intacte où s’ébattaient, hommes-boucs aussi, les satyres ? À Pluton et Proserpine, souverains des Enfers, Satan ne doit-il pas son souterrain royaume ? Ne faut-il pas, en plus, le rapprocher d’Hécate, déesse lunaire, dite phosphoros (porteuse de lumière) ? Satan n’est-il pas, en sus, Lucifer (même sens) ? Couronnant la fille des Titans, animal-fétiche de Celui qui use, ruse et s’insinue, le serpent, symbole de la connaissance interdite, porte de la mort et de la magie, les lie tout autant.
Les divinités païennes et les démons qui leur ont succédé, composent dès lors, grâce à la diversité de leurs connotations allégoriques, une sorte de miroir universel, permettant d’exprimer à peu de frais toutes les turpitudes, toutes les pulsions humaines. C’est ainsi que très tardivement naîtront : Lucifer (démon de l’orgueil), Satan (démon de la colère), Mammon (démon des richesses), Asmodée (démon de la luxure), …
- Mandragore -
(suite du dossier ICI)
Source : introduction aux Histoires démoniaques, Jacques Goimard & Roland Stragliati, Presses-Pocket n°1464, 1977.
trop cool