LA TRILOGIE DE LIU CIXIN : ATTENTION, CHEF-D’ŒUVRE !

Posté le 29 août 2020

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La trilogie de Liu Cixin : attention, chef d’œuvre !

Par Sonia FAESSEL

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Écrite entre 2008 et 2010, traduite chez Actes Sud entre 2016 et 2018, la trilogie de Liu Cixin place d’emblée cet auteur chinois chez les grands de la SF. 

Pour preuve, il est le premier Chinois à avoir reçu le prix Hugo en 2015 pour Le Problème à trois corps, premier volet de la trilogie, et le troisième tome : La Mort immortelle obtient le prix Locus du meilleur roman de science fiction en 2017.

On ne parvient pas à obtenir beaucoup d’informations sur cet auteur : il est né en 1963, il a fait des études à l’université dans le domaine de l’ingénierie (eau et électricité). Comme il n’est pas dissident, ou du moins non perçu comme tel puisqu’il est très populaire en Chine, difficile de savoir comment il est arrivé à la SF. Il sera intéressant de découvrir son roman cyberpunk, Chine 2185, disponible en chinois uniquement pour l’instant, qui avait été publié à la veille des événements de Tian’anmen (1989).

Le sujet de la trilogie est classique : l’humanité est confrontée à une menace extraterrestre, l’espace s’élargit jusqu’à devenir cosmique, la dimension temporelle s’étend de la Révolution Culturelle chinoise à + 18 milliards d’années, fin de notre univers et naissance d’un nouveau.

C’est dans le traitement du space opera que réside l’originalité.  L’humain reste au centre de l’histoire, et n’est pas dépendant de la technologie, ce sont les réactions successives de l’humanité à la menace qui structurent la trilogie. 

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Dans Le Problème à trois corps, sont évoquées les aberrations de la Révolution culturelle, admises à présent en Chine, moins par esprit critique que pour présenter un personnage qui déclenchera la menace : Ye Wenjie, la fille d’un scientifique universitaire, déchu publiquement par son épouse et ses anciens étudiants. Enfermée dans une mystérieuse station militaire, elle va découvrir le système des Trisolariens et répondre à leur message en utilisant le soleil comme amplificateur d’ondes magnétiques. Son choix est déterminant, malgré l’avertissement lancé : « ne répondez pas ». 

UfVlKb-1Si Lui Ji  a l’impression d’être dans un jeu virtuel particulièrement sophistiqué, qui décrit le monde trisolarien, exotique à souhait, avec ses trois soleils tournant de manière aléatoire autour d’une planète habitée par des humanoïdes capables de se déshydrater et de se stocker lorsque le climat devient, en quelques jours, soit totalement glacial, soit plus brûlant que celui de Mercure, il comprend que ce monde virtuel ne l’est pas et qu’il décrit une civilisation extraterrestre. C’est la manière que les Trisolariens ont choisie pour communiquer avec l’Organisation Terre- Trisolaris (OTT), un groupe humain bien convaincu que l’humanité ne vaut pas la peine d’être sauvée et mené par Ye Wenjie. Avertis que les Trisolariens vont commencer leur voyage à destination de la Terre et ont choisi de détruire l’humanité, non par choix belliqueux, mais parce qu’ils ont déduit de la nature même de l’homme que toute idée de cohabitation serait impossible, les membres de l’OTT mènent des actions destructives pour affaiblir l’humanité. Les scientifiques du monde entier se suicident, les installations de communication sont détruites, et c’est un homme tout à fait ordinaire, Lui Ji, qui parvient à détruire le bastion de l’OTT, soit un navire de guerre transformé en forteresse. 

A la fin de ce premier volume, les Trisolariens font parvenir un dernier message aux Terriens, avant de couper tout contact : « Vous êtes de la vermine ». Ce à quoi, Chi Qiang, autre personnage important de la trilogie, commissaire peu conformiste, particulièrement inventif, d’une intuition redoutable, et ami de Liu Ji, répond en montrant un champ de locustes : « Les Trisolariens semblent avoir oublié quelque chose : personne n’a jamais triomphé de la vermine ».  Malgré cette note optimiste, les Terriens ont tout de même de quoi désespérer : les Trisolariens ont enveloppé la Terre d’intellectrons, créés à partir des dimensions quantiques.  Ils ont pour mission de bloquer toutes les avancées humaines dans le domaine des sciences fondamentales. Les Trisolariens se sont en effet rendus compte de l’incroyable avancée technologique de la civilisation humaine, en à peine deux siècles, et, comme ils mettront plus de quatre siècles avant d’arriver sur Terre, leurs vaisseaux ne maîtrisant pas la vitesse subluminique, ils ont trouvé ce moyen pour leur assurer une supériorité définitive. 

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Dans le deuxième volume, La Forêt sombre, l’humanité doit réagir face à sa fin inéluctable dans quatre siècles. Son histoire évolue en ères successives, celle de la crise, celle du Grand Ravin, épisode particulièrement catastrophique marqué par le désespoir, pour finir par l’ère de la dissuasion. Comme dans le précédent volume, les décisions sont prises en commun, par des comités, commissions et spécialistes, et des plans sont élaborés. On reconnaît la gouvernance collectiviste de la Chine, et, même si l’ONU est évoquée plusieurs fois, les espaces et les interventions des autres pays sont très peu présents, l’essentiel se passe dans l’espace chinois. Pour lutter contre les Trisolariens, deux idées sont retenues : la fabrication intensive de vaisseaux et d’armes capables de détruire la flotte trisolarienne, 4lVlKb-1et les « colmateurs », au nombre de quatre, choisis par l’ONU. Le colmateur représente le génie humain opaque aux Trisolariens, fondamentalement transparents et incapables de mensonges parce que motivés uniquement par la survie dans leur monde, puisqu’à chacun des bouleversements engendrés par leurs trois soleils, leur civilisation s’éteint, en attendant la prochaine période favorable. La dissimulation et le calcul stratégique leur sont étrangers et c’est sur cet avantage que la civilisation humaine compte pour obtenir la victoire. Comme les intellectrons espionnent tout et rapportent les faits, gestes et paroles des humains à leurs maîtres, le colmateur ne doit pas révéler son projet, mais le mettre à exécution. L’OTT riposte en adjugeant à chaque colmateur un « fissureur », dont la mission consiste à trouver et dévoiler le plan imaginé par le colmateur. Sur les quatre choisis, seul Liu Ji, choisi contre son gré et à son grand étonnement, réussira. Les Trisolariens ont compris son importance puisqu’à peine est-il sorti de la cérémonie d’intronisation de sa nouvelle fonction à l’ONU, qu’ils essaient de le tuer, par l’intermédiaire de leurs serviteurs de l’OTT. À la fin du volume, il ouvre l’ère de la dissuasion en menaçant de produire une onde suffisamment puissante pour donner à l’univers les coordonnées du monde trisolarien. Il a en effet compris, et les Trisolariens le savaient aussi, que l’univers est peuplé de millions de civilisations intelligentes, et non pas vide comme on le croit. Il est une « forêt sombre » : derrière chaque arbre se cache un chasseur, prêt à détruire toute concurrence, surtout quand le monde observé est jugé comme une menace, c’est à dire quand il a accédé à l’explosion technologique, ce qui est le cas pour l’humanité. La chaine de suspicion est l’arme fatale qui entraine l’agression et la destruction ; on ne peut jamais savoir si l’autre est sincère puisqu’il y aura toujours suspicion de mensonge. Révéler la position du système trisolarien entraine celle du système solaire tout proche, et conséquemment la disparition à plus ou moins longue échéance des deux mondes, mais c’est un risque à prendre. Les Trisolariens renoncent à la conquête de la Terre et changent de trajectoire. Ils libèrent aussi la Terre des intellectrons, et Lui Ji devient le sauveur de l’humanité. 

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C’est donc un happy end, malgré la tragédie de la perte totale de la flotte interstellaire, détruite par une « sonde » trisolarienne, en fait une arme redoutable, produite par une technologie que l’humanité ne pourra jamais atteindre.  L’histoire aurait pu s’arrêter à ce diptyque, mais elle se poursuit à un niveau cosmologique dans le troisième volume : La Mort immortelle. Il s’agit des chroniques du hors–temps, écrites par Cheng Xin, survivante de l’humanité à plus de 18 milliards d’années de distance.  Choisie par l’ONU pour remplacer Lui Ji au poste de « porte épée », soit l’arme de dissuasion  (la menace de l’envoi des coordonnées du système trisolarien dans l’univers par une onde gravitationnelle), elle ne l’utilise pas lorsque les Trisolariens attaquent la Terre, et c’est la fin de l’ère de la dissuasion. On apprend qu’elle a été manipulée par les intellectrons, incarnés par l’androïde intellectra : à peine l’inflexible Jiu Ji est-il remplacé que les Trisolariens, qui ont fait des progrès en plus de CqVlKb-1trois siècles d’observations des sociétés humaines, ont utilisé la faiblesse humaine, en l’occurrence, la compassion et l’amour de ses semblables, qui empêchent la jeune Cheng Xin de dévoiler les coordonnées à l’univers. L’ère de la post dissuasion commence : l’humanité est rassemblée en Australie, seule « réserve » autorisée, et les réfugiés sont conviés au cannibalisme pour pallier les problèmes de nourriture à venir. C’est l’alternative que les Trisolariens ont proposée au lieu de l’éradication totale. Mais c’est compter sans les deux vaisseaux qui avaient fui lors de l’ultime bataille, voyant bien qu’aucune échappatoire n’était possible lors de la destruction de la flotte ; le Gravité, muni du système d’émission d’ondes gravitationnelles, envoie les coordonnées des deux systèmes, et celui de Trisolaris ne tarde pas à être détruit. Les Trisolariens reprennent leur voyage interstellaire et la Terre attend son éradication prochaine. Plusieurs plans s’élaborent : le plan escalier, qui consiste à envoyer un cerveau humain dans l’espace pour rencontrer le futur ennemi, , la construction de vaisseaux subluminiques, les cités bunker dans l’espace, à l’abri dans l’ombre de Jupiter, et capables de se déplacer pour échapper à la destruction du système solaire. C’est ce dernier qui prévaut, et Jupiter abrite bientôt plus de cinquante cités bunker, soit la quasi totalité de l’humanité. Seuls cinq millions d’humains restent sur leur planète mère, attendant la destruction avec  fatalisme, dans un paradis de verdure où la nature a repris ses droits, puisque la civilisation est partie dans l’espace. Du bras gauche de la constellation Orion, arrive l’arme fatale, sous la forme d’un « post-it », une feuille minuscule qui avale l’espace tridimensionnel pour le transformer en une titanesque peinture bidimensionnelle. C’est la fin de l’univers entier, en attendant la naissance du nouveau, dans lequel les onze dimensions seront à nouveau présentes, et seuls un couple d’humains réfugiés dans une « bulle univers » pourront le contempler. Nous sommes dans le hors temps, à plus de dix huit milliards d’années, l’itinéraire de la civilisation humaine est accompli, car « l’ultime métamorphose de toute civilisation intelligente consiste à devenir aussi grande que ses pensées ». 

9tVlKb-2On peut en effet voir la trilogie de Liu Cixin comme une histoire de l’humanité, certes centrée sur la Chine à laquelle elle appartient, mais aussi sur l’espace et l’univers. Pas d’évolution géologique, pas de suprématie divine, mais des étapes déterminées par des comportements, fondés sur les réactions des hommes face à ce qui menace leurs existences. L’imaginaire visualise des séquences hallucinantes : le cuirassé coupé en deux par le poignard épée de Liu Ji, un filament issu de la nanotechnologie plus fin qu’un cheveu et plus solide que n’importe quel métal ; la description de l’entrée de l’équipage de l’Espace Bleu dans une poche de la quatrième dimension ; la destruction de la flotte interstellaire par la gouttelette envoyée par les Trisolariens ; l’effondrement des planètes dans la deuxième dimension. Aux périodes d’espoir, voire d’arrogance, lorsque la solution semble trouvée, succèdent des décennies de désespoir : les héros d’autrefois sont honnis parce qu’on les accuse de ne pas avoir pris les bonnes décisions, des scènes de paniques effroyables tuent des milliers de gens, lorsque l’alerte planétaire est déclenchée par erreur. L’on découvre les progrès technologiques et les décors des civilisations successives par bonds dans le temps, lorsque les personnages principaux se réveillent de leur mise en hibernation plusieurs décennies ou siècles plus tard. C’est ainsi que Cheng Xin sera réveillée pour sa dernière mission avant la fin de l’univers, et retrouvera sur Pluton Liu Ji, âgé de plus de deux siècles. 

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C’est surtout une histoire de l’esprit humain et de la force des émotions que Liu Cixin incarne à travers des personnages clés : Ye Wenjie, la scientifique fondatrice de l’OTT,  Liu Ji, enfermé dans son bunker pendant plus de cinquante ans pour tenir tête aux Trisolariens par sa fonction de « porte-épée », le colmateur Wade, inflexible et dont toute la vie se résume à « en avant, en avant », la jeune Cheng Xin, auteur des chroniques hors-temps du troisième volume. Tous incarnent une valeur forte, endurance, abnégation, ténacité, et tous ont un sens aigu du devoir, en partie celui de suivre les ordres de leurs supérieurs, mais davantage celui envers l’humanité. Des émotions comme la peur et le désespoir rythment le récit, mais l’amour, la compassion et la capacité d’émerveillement sont seuls capables uyVlKb-3de tirer un homme hors de soi pour le faire passer dans une autre dimension, celle de la compréhension de ses semblables et de l’univers. C’est ainsi que Liu Ji se voit révéler le concept de « forêt sombre » de l’univers par la compagne imaginaire qu’il se créé lorsqu’il devient colmateur et choisit de se retirer dans un endroit idyllique et hors de tout contact, elle est et sera toujours son seul amour ; de même, Yun Tianming, amoureux en secret de Cheng Xin, accepte que son cerveau soit envoyé dans l’espace et offre, avant de partir, une étoile à celle qu’il aime. Les deux se retrouveront sur cette étoile et c’est encore Yun Tianming qui offre à Cheng Xin, l’univers 647 dans lequel elle peut encore vivre après que tout soit détruit. Amour et compassion ne font pas bon ménage avec la logique et sont responsables de la destruction de l’humanité : c’est parce que Cheng Xin n’a pas su actionner le bouton qui donnait les coordonnées du système trisolarien que le grand exil australien a eu lieu, c’est encore parce qu’elle a interdit à Wade de continuer son programme de vaisseaux subluminques, dont le prix à payer était la destruction d’une cité bunker et de tous ses habitants, que toute échappatoire est interdite lorsque l’arme ultime lancée par les « chasseurs » d’Orion apparaît dans le système solaire. Mais c’est un destin que les Trisolariens ont fini par envier à l’humanité, eux qui ont dû renoncer à toute émotion au nom de la survie, et dont les rares survivants sont condamnés à errer sans but jusqu’à la fin de l’univers. 

Au final, une trilogie d’une grande intensité, qui mélange avec une habileté remarquable la culture occidentale et chinoise, et utilise avec virtuosité les grands thèmes de la science fiction pour en faire une œuvre d’une tonalité unique et profondément originale. 

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