RICHARD MATHESON
ou les itinéraires de l’Angoisse
- deuxième partie -
La première partie est disponible ICI.
(Texte écrit par Mandragore au début des années 90)
Voici donc Matheson scénariste. Après le succès considérable du film « L’Homme qui rétrécit », on fait de plus en plus appel à lui. Matheson délaisse alors un peu sa carrière d’écrivain. Il écrit cependant pour « Playboy », magazine highclass, « The Splendid Source » (« Le Haut Lieu »), nouvelle dans laquelle il imagine comment se forment et se transmettent toutes les histoires drôles. Ici, les blagues s’avèrent être non le fait d’un folklore impersonnel mais bien l’œuvre consciente d’un groupe particulier.
Il sacrifie peu à peu les pirouettes intellectuelles et les procédés spectaculaires au profit d’un fantastique plus intime, intériorisé, où les forces qu’affronte l’homme sont issues du fond même de son inconscient. Il en résulte un notable changement de ton. Richard Matheson ne cherche plus à briller, ni à secouer son lecteur par un traitement de choc. Littérature et cinéma deviennent pour lui deux façons de traduire toutes les facettes d’un même univers, deux manières de dire l’angoisse et la solitude, deux chemins conduisant à la peur. Il adapte à l’écran certaines de ses histoires, nous offrant ainsi deux versions tout aussi efficaces. C’est ce qui se passa en particulier lorsqu’il travailla, de 1959 à 1964, pour la célèbre série télévisée de Rod Serling « The Twilight Zone » (NDLR : série La Quatrième Dimension). Il semble que Matheson se soit senti particulièrement à l’aise dans cette saga composée pour la plus grande part d’épisodes d’une demi-heure où il fallait raconter une histoire courte se terminant par une chute inattendue. Il écrivit donc une quinzaine de scénarii : « Third from the Sun », « Little Girl Lost », « The Mute », « The Death Ship », « Nightmare at 20 000 Feet », « Night Call » ou « Once Upon a Time » qui eut pour interprète Buster Keaton.
Parallèlement à « The Twilight Zone », Richard Matheson participa, à partir de 1960, à la série « Poe » de Roger Corman. Il y signa quatre adaptations : « House of Usher », « Pit and the Pendulum », « Tales of Terror » et « The Raven ».
Si sa production littéraire baisse en quantité, la qualité, elle, est au rendez-vous. Témoin ce « Deus ex Machina », récit très « dickien » sur un robot découvrant peu à peu sa véritable nature dans un monde sur-mécanisé. « I am Legend » est adapté à l’écran en 1964 par Sidney Salkow sous le titre « The Last Man on Earth », avec Vincent Price dans le rôle principal. Ce fut un tel massacre que Richard Matheson préféra signer d’un pseudonyme : Logan Swanson. Une seconde adaptation vit le jour en 1971, sous le titre « The Omega Man », avec Charlton Heston, et réalisé par Boris Sagal.
L’année suivante, il collabore à « Star Trek » avec un épisode intitulé « The Enemy Within ». En 1971, il écrit pour un tout jeune réalisateur… Steven Spielberg, un scénario d’une de ses nouvelles parue dans « Playboy » : « Duel ». Cette histoire d’un automobiliste luttant contre un camion fou et… inhabité, contribua sans aucun doute à faire connaître Spielberg qui en serait peut-être resté là sans lui ! La même année Richard Matheson revient au roman avec « Hell House » (« La Maison des Damnés »), classique histoire de maison hantée. En 1972, il rencontre Dan Curtis. Naîtront alors deux téléfilms grandioses : « The Night Stalker » (« Le Chasseur Nocturne » qui met en scène un détective de l’Étrange du nom de Carl Kolchak. Ce dernier intrigué par la découverte périodique de cadavres de jeunes femmes dans les ruelles sombres de Las Vegas, finit par acquérir la certitude que le tueur n’est pas un être humain. Seul face à l’incrédulité publique, il se lance à la poursuite d’un vampire millénaire doué d’une force colossale. Puis, c’est « The Night Strangler » où Kolchak affronte dans une prodigieuse ville souterraine un alchimiste immortel. Il adapte en 1974 le « Dracula » de Bram Stoker. Nonobstant le titre français idiot : « Dracula et ses femmes vampires », c’est une œuvre originale qui dépasse les clichés d’antan. Le saigneur n’est plus le monstre froid de Fisher ou l’aristocrate pervers de Browning. C’est un « étranger en terre étrangère », vulnérable et passionné, non plus inhumain mais surhumain.
Il donne en 1978 « Bid Time Return » (« Le Jeune Homme, la Mort et le Temps »), superbe roman de SF : un homme de 36 ans confronté à la mort, tombe amoureux d’une actrice du XIXème siècle. Le héros voit approcher son propre anéantissement mais il trouve dans un univers apparemment révolu une issue précaire, mais combien romantique, à la mort. Adapté au cinéma, ce livre est devenu « Somewhere in Time » (NDLR : Quelque part dans le temps, voir le film ICI) de Jeannot Szwarc. Après « What Dreams may come » en 1978, Richard Matheson avoue dans « Ce que je crois » qu’il n’a plus envie d’écrire de romans ni de nouvelles. Qu’il vivra d’adaptations cinématographiques commerciales et que seul le théâtre le tente encore.
Même si Matheson ne ressuscite plus jamais à la manière d’un Silverberg, du moins a-t-il créé une œuvre fascinante au style hitchcockien, économe, étonnante de rigueur et d’efficacité. Il a exploré pour nous, lanterne haute, toutes les facettes de l’angoisse, de la solitude et de la peur. Il en a ri et nous en a fait rire. Il en a frémi et nous en a fait frémir. Mais aujourd’hui parce que cette grande voix s’est tue, il nous faut bien reconnaître, par-delà la cohérence de ses constructions parfois indécentes de subtilité, la présence d’une qualité indéfinissable, indicible et intransmissible : le génie !
- Mandragore -
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RICHARD MATHESON
ou les itinéraires de l’Angoisse
- première partie -
(Texte écrit par Mandragore au début des années 90)
Ni écrivain de SF au sens propre, ni « maître de l’horreur » spécialisé dans les effets sanglants, ni super-pro, ni scénariste-tâcheron de la Mecque du Cinéma, Matheson fait partie du plus pur courant de la « fantasy » anglo-saxonne. Ce mot, plus riche en connotations que la simple référence française au Fantastique, s’articule autour d’un certain nombre de préoccupations d’ordre métaphysique : l’angoisse, réaction fondamentale, révulsion face à notre néant ; la solitude, l’incommunicabilité ; mais aussi, la hantise du déterminisme, le sentiment que tout est joué d’avance, que l’être vulnérable n’est qu’une marionnette suspendue aux fils du Destin.
Pour exprimer ces thèmes majeurs, Matheson recourt le plus souvent à la nouvelle, minimaliste, étonnamment économe, ce qui pose parfois des problèmes de sens pour le lecteur non aguerri. En 1950, son premier texte : « Born of Man and Woman » (« Journal d’un Monstre ») (NDLR : à lire ICI), paraît dans « The Magazine of Fantasy and Science Fiction ». Dès lors, Richard Matheson, frêle jeune homme de vingt-trois ans, est considéré comme faisant partie du gotha. Quatre pages squelettiques lui auront suffi pour entrer en Littérature par la Grande Porte.
Mais qui est cet écrivain mystérieux pour lequel toute l’Amérique soudain s’enflamme par ce bel été de l’an de grâce 1950 ? Richard Matheson est né dans le New Jersey le 20 février 1926. Il fréquente le « Brooklyn Technical Highschool » jusqu’en 1943, puis, effectue un service militaire plus que mouvementé en Europe entre 1944 et 1945. De retour au pays, le petit GI devient écrivain. Il eût très bien pu devenir musicien, comédien ou journaliste (il avait été formé pour cela à l’Université du Missouri) sans ce phénoménal premier succès.
Après avoir fait pénétrer le lecteur dans l’univers mental d’un mutant haï et pitoyable, Richard Matheson produit deux textes qui ne brillent pas par leur originalité : « Third from the Sun » (NDLR : qui a donné l’épisode de LA QUATRIÈME DIMENSION « Troisième à partir du Soleil » à voir ICI) et « When the Waker sleeps ». Visions et moralités y évoquent davantage Wells que les courants contemporains. Peu lui chaut ! Ce qui l’intéresse, c’est l’homme, l’individu projeté dans un monde auquel il ne comprend rien et dans lequel, souvent, il n’a pas sa place. Le devoir de déchiffrer à l’aide de la Science ! C’est ce qui différencie Matheson des autres écrivains de SF qui avaient, ont besoin d’un Étalon, d’un Ordre, d’une Loi. Seuls Dick ou Leiber sont allés aussi loin, chacun à leur manière dans la voie de l’incertitude.
Une œuvre révélatrice à cet égard : « The Thing » (« La Chose », 1951) à ne pas confondre avec la nouvelle de Campbell. Ici, l’auteur prend la SF à son propre piège en consacrant la victoire de la fiction sur la logique, de l’irrationnel sur le rationnel. « La Chose » est un pied de nez à la Physique, un défi aux Mathématiques (une société totalitaire cache un artefact, une machine au mouvement perpétuel qui nie tous ses postulats). De même, chez Matheson, la guerre future passe par la sorcellerie (« Witch War »), les objets prétendument inanimés sont doués d’une vie vorace (« Clothes make the Man »), les monstres ne sont pas toujours ceux que l’homme désigne comme tels. La perspective bascule, les règles se détraquent, la raison s’éparpille. On retrouve également ce souverain et insouciant mépris de la Loi dans « I am Legend » (1954).
Après quarante textes envoûtants où Richard Matheson explore explosif tous les grands thèmes du genre, survient Le Roman. Un de ces livres rares qui constituent la synthèse parfaite d’un créateur, une sorte de manifeste aux prolongements ineffables, une superbe histoire dont on n’a jamais fini de faire le tour. Techniquement, c’est une gageure. Un livre qui met en scène un seul personnage (ou presque). Pourtant aucune monotonie. Cette œuvre nocturne évoque un monde d’après l’apocalypse : un seul humain survivant parmi des hordes de goules mutantes. Mais le vampirisme n’est ici qu’un prétexte. Le thème central ? La solitude de Robert Neville, l’angoisse existentielle face au néant qui engloutira, à la fin du roman, l’humanité tout entière en sa personne. Les buveurs de sang calfeutrés dans des donjons d’un autre âge déferlent soudain sur les technopoles et assiègent le dernier représentant d’une espèce naguère dominatrice. Ce fantastique renversement de situation confère à l’œuvre une portée universelle, niveau rarement atteint par la gent ténébreuse. (NDLR : adapté au cinéma en 1971 dans le film de Boris Sagal THE OMEGA MAN, en français LE SURVIVANT, à voir ICI).
Richard Matheson est désormais durablement affublé de l’étiquette SF. Mais , après tout, puisque celle-ci se vend, pourquoi ne pas faire semblant d’en écrire ? Suivant quelques histoires qui reposent sur une idée de départ « incroyablement frappante ». Ainsi, « The Man who made the World » (« L’Homme qui fit le Monde ») : le monde a cinq ans et a été créé par un démiurge-enfant ; « Being » (« L’Être », traduit en français sous le titre « Le Zoo ») : un pompiste est engagé par un E.T. naufragé pour lui procurer de la nourriture, soit un homme tous les deux jours ; « Dance with the Dead » (« Danse Macabre ») : des zombis, appelés « néozons », capables d’exécuter des girations spasmodiques sous l’action d’un agent microbien, animent des spectacles pour un public pervers et blasé ; « The Funeral » (« Funérailles ») : un vampire s’adresse à une célèbre maison de pompes funèbres pour organiser un somptueux simulacre d’enterrement auquel il convie tout le gratin de la thaumaturgie.
Deux ans et demi après « I am Legend », Richard Matheson force les portes d’Hollywood avec « The Shrinking Man » (« L’Homme qui rétrécit ») (NDLR : film à voir ICI), roman qui s’inscrivait dans une vaste stratégie consistant à allécher les producteurs avec un bon sujet puis à le leur vendre à l’unique condition d’en tirer lui-même le scénario pour une adaptation cinématographique. Cela marcha parfaitement. Un, par ce que le sujet était superbe et très visuel à une époque où le cinéma fantastique américain manquait cruellement d’idées originales ; deux, parce que Matheson s’avère être un scénariste-né. Éreintée par Damon Knight, cette œuvre illustre une fois de plus l’épopée solitaire d’un héros vulnérable qui sombre dans l’inconnu. En France, se développa rapidement une polémique : Richard Matheson n’était-il finalement qu’un affreux plagiaire ? On releva, en effet, 21 similitudes entre son livre et celui écrit en 1928 par l’écrivain français Maurice Renard, « Un Homme chez les Microbes ». Mais ces soupçons non fondés se dissipent. Même Cocteau déclare que l’objet du délit est un fabuleux roman poétique.
Fin de la première partie.
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Les éditions Omaké Books, qui publient déjà l’excellent mook Rétro Lazer, sont à l’origine de ce petit livre de plus de 250 pages, paru discrètement en septembre 2022, et intitulé : « La Quatrième Dimension, la Série TV : La Morale au Service du Fantastique ».
Dans cet ouvrage écrit par Philippe Poitiers, enseignant en université, « l’auteur analyse la genèse, les mécanismes narratifs, les thématiques et les sources d’inspiration littéraires et cinématographiques de La Quatrième Dimension. Il décrypte également l’intégralité des épisodes mais aussi sa diffusion en France, la vie de Rod Serling (créateur de la série) ainsi que les multiples objets dérivés. »
Tous les épisodes des différentes saisons de LA QUATRIÈME DIMENSION sont présentés à l’aide d’une fiche technique, d’un résumé, d’une brève critique et d’informations sur le réalisateur et les principaux acteurs. On pourra juste regretter l’absence de renseignements sur le tournage de chaque épisode de THE TWILIGHT ZONE, à l’inverse de son équivalent américain « The Twilight Zone Companion » de Marc Scott Zicree, paru en 1989. Cependant, cette absence est vite oubliée car le livre de Philippe Poitiers peut se targuer d’être, à ma connaissance, le seul et unique ouvrage français entièrement consacré à ce chef-d’œuvre télévisuel qu’est l’incomparable série LA QUATRIÈME DIMENSION. Alors profitons-en !
- Morbius – (morbius501@gmail.com)