L’imaginaire débridé de Jasper Fforde :
les aventures de Thursday Next
- par Sonia Faessel -
Jasper Fforde est un écrivain britannique, d’abord spécialisé dans le cinéma (mise au point de la caméra), puis enfin publié après 76 refus en 2001 chez Penguin Books pour The Jane Eyre Affair, première aventure de son héroïne Thursday Next. Suivront 6 romans, répartis en deux saisons. La première se situe en 1985/86, Thursday Next a 38 ans et l’on suit ses enquêtes dans Délivrez-moi, Le Puits des histoires perdues, et Sauvez Hamlet, traduits au Fleuve Noir puis chez 10/18 et écrits de 2001 à 2004.
Fort de son succès aux Etats Unis, où L’Affaire Jane Eyre est devenu immédiatement un livre culte, Fforde continue la série avec trois romans : Le Début de la fin, Le Mystère du hareng saur et Petit enfer dans la bibliothèque (2007-2012). Cette seconde saison se situe 20 ans plus tard, et Thursday Next a bien du mal à mener une vie familiale cohérente. Le dernier roman de la série : Petit enfer dans la bibliothèque (The Woman Who Died a Lot) est introuvable à l’heure actuelle, épuisé dans la traduction française de 2014, sauf à le payer une fortune sur le marché de l’occasion. Avis aux anglicistes !
J’ai donc dévoré les 6 romans de la série, et je vous recommande cette plongée dans un imaginaire particulièrement riche et parfaitement déjanté. Fforde concocte une tambouille tout à fait réussie avec le policier et la SF, ce qui est rare pour un mélange des genres.
Nous sommes en 1985, dans une Angleterre républicaine, et dans un monde qui mêle la technologie futuriste et un passé victorien, sans être du steam punk néanmoins. Le parti Whig (XIXe siècle) existe toujours, le Tsar aussi, la guerre de Crimée dure depuis 30 ans. Mais on peut aller de Londres à Sydney en 40 minutes en empruntant le gravitube, qui passe par le noyau terrestre pour vous déposer de l’autre côté du globe. Swindon, la ville natale de Thursday Next, ressemble à une bourgade des années soixante, mais l’île de Man, siège de la multinationale Goliath la bien nommée est futuriste, alignant des immeubles dignes de la tour Califat et une technologie semblable à Coruscant. Le décor hétéroclite est agrémenté de créations génétiques d’espèces disparues : un dodo est le compagnon de Thursday, animal parfaitement idiot, des mammouths très encombrants ravagent routes et jardins, des hommes de Neandertal servent de manœuvres et sont la propriété de leur créateur Goliath. Ils sont considérés comme non humains et parviendront finalement à un statut plus juste, sans avoir néanmoins accès à la citoyenneté. Leur particularité : ils détectent immédiatement le mensonge par l’observation du langage corporel, leur moyen de communication privilégié. Leur tribu n’a guère d’admiration pour l’homo sapiens qui passe son temps à se mentir et à mentir aux autres.
Voilà pour l’aspect « folklorique » du monde de Fforde. La vraie réussite est ailleurs. Fforde mène une réflexion sur le statut de la littérature et du lecteur en utilisant un imaginaire extrêmement riche et c’est ce qui rend la lecture passionnante : le monde réel et le monde fictif de la littérature ne sont pas étanches, on peut passer de l’un à l’autre. Fforde part de l’expérience de tout lecteur : il crée un imaginaire à partir des mots qu’il lit et part en dehors du réel le temps de sa lecture. Imaginons que cette expérience soit prise au pied de la lettre : alors, le lecteur peut aller dans le monde du livre et rencontrer les personnages. C’est ce qui arrive à Thursday Next, enquêtrice dans la section 27 des Opspecs, dédiée à la littérature, lorsqu’Achéron Hadès, personnage capable de passer du monde de la fiction au monde réel et vice versa, enlève Jane Eyre contre rançon phénoménale : et pour cause, si Jane Eyre n’est pas rendue, le livre disparaît. Grâce au portail de la prose, mis au point par son oncle Mycroft (il se réfugiera comme par hasard dans Sherlock Holmes lorsque Goliath voudra lui voler ses inventions), Thursday entre dans le livre et réussira à vaincre Hadès. Elle sera obligée de changer la fin de l’histoire, ce qui affolera les clubs brontiens, car la littérature est soutenue par d’innombrables fans, regroupés en clubs, les plus nombreux étant ceux de Shakespeare, à tel point qu’il existe des Shakesparleur à tous les coins de rue, robots qui vous débitent une tirade moyennant l’introduction d’une pièce dans le mécanisme.
A partir du second volume de la série, nous entrons dans le monde des livres que découvre Thursday Next en tant qu’apprentie auprès de Miss Havisham, l’héroïne des Grandes Espérances de Dickens, pour devenir un agent de la jurifiction, car la police existe aussi dans le monde des livres. Ses agents veillent au maintien de la continuité narrative dans tous les livres existants et sont aidés par le service des renseignements du Grand Central du Texte. Il leur faut également veiller à concilier le projet initial de l’auteur avec les attentes des lecteurs, et c’est un défi permanent car les personnages ne sont pas dociles du tout : il faut courir après le Minotaure qui envahit les livres, déjouer les plans des Martiens prêts à envahir pour la énième fois Barnaby Rudge ou convaincre un personnage trop timide pour jouer son rôle de sortir des toilettes. Le total délire est présent à chaque instant et l’insolite devient monnaie courante. Tous les livres existants sont répartis dans la grande bibliothèque, un bâtiment dont on ne voit jamais la fin, sur 26 étages et 300 km de long ; et ce n’est que pour la littérature anglaise, chaque langue a la sienne. Le chat du Cheshire est l’archiviste et connaît l’emplacement de chacun des livres, il est un allié indispensable lorsqu’il faut récupérer un personnage qui se ballade d’un livre à l’autre, une évidence dans le monde des livres, une épreuve pour l’être réel qu’est Thurday, même si elle est douée : une lecture à voix haute et la force de son imagination lui permet d’entrer dans le décor du livre qu’elle lit.
Que se passe-t-il lorsqu’un livre n’est plus lu ou qu’il n’est pas publié ? Ce sont alors les pauvres hères des 26 étages en sous-sol de la bibliothèque qui peuplent le puits des histoires perdues : personnages sans emploi, ils cherchent de petits rôles ou deviennent polyvalents pour remplacer un personnage qui a envie de prendre une pause. Thursday, occupée par ses enquêtes dans le monde des livres, y aura recours pour les rares lecteurs qui liront encore ses histoires dans la seconde saison de la série. Lorsque le livre est définitivement oublié ou impubliable, il échoue dans la gigantesque mer de textes, noyé dans les vagues de mots qui la constituent.
Il arrive encore qu’un personnage fictif réussisse à passer dans le monde réel et à s’y installer : c’est le cas du politicien Yorrick Kaine que combattra Thursday. Grâce à l’ovinateur, invention de Mycroft qui permet de contrôler les esprits par un système d’ondes, il menace de prendre le pouvoir et de faire de l’Angleterre une dictature. La punition est infligée par la fée bleue, seule capable de rendre réel un personnage de fiction, en lui donnant une consistance physique qui l’empêchera de retourner dans le monde de la fiction ; il connaîtra alors le sort des mortels.
La chrono-garde, le service le plus mystérieux des opspecs, peut jouer des tours pendables : Landen, le mari de Thursday, est éradiqué du monde réel, tué à l’âge de 2 ans, et il disparaît pour tous, sauf pour Thursday ; c’est la punition de Goliath envers celle que la multinationale considère avec raison comme son ennemie la plus redoutable. Le père de Thursday, désobéissant aux consignes de la chrono-garde, n’existe que pour de courtes visites dans le monde réel, pourchassé constamment et conséquemment en cavale perpétuelle. Ce sont encore les déplacements dans l’espace temps qui permettent à St Zvlkx, un saint du XIIIe siècle de dicter des révélations qui se réalisent toutes, et pour cause, il a vu ce qui doit se passer.
Thursday devient elle-même un personnage lorsque ses aventures sont publiées et elle devra affronter son double, créé pour l’occasion et beaucoup plus vendeur qu’elle, une Thursday violente et très portée sur le sexe ; inversement un autre double d’elle sera créé dans une fiction supervisée par Thursday pour contrer cette image qu’elle n’aime pas et qui lui a été volée par des éditeurs soucieux de succès commerciaux avant tout. C’est cette autre Thursday qui lui sauvera la vie dans le 5e volume de la série, Le Mystère du hareng saur.
Inutile de raconter les aventures de Thursday Next, elles sont suffisamment passionnantes pour vous tenir en haleine tout au long de la série. Le jeu entre réalité et fiction, la mise en abyme du statut d’auteur et du lecteur sont les vraies aventures de cette lecture. Saviez-vous, cher lecteur, que lorsque vous avez un coup de fatigue, c’est provoqué par le monde des livres lorsque le personnage qui doit jouer son rôle est tragiquement absent ? Et vous, cher auteur, vous pensez avoir de l’imagination, mais heureusement que les tuyauteries à haut débit de l’imaginaire du monde des livres fonctionnent plein pot pour vous suggérer les bonnes idées et les bonnes images…
A bon entendeur, salut !
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