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Feuillets d’Hypnos : Démons et merveilles (2e partie)

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DÉMONS ET MERVEILLES (2e partie)

(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993 / première partie ici)

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L’invasion des Profanateurs

L’arme principale du démon, c’est ce que les théologiens appellent la tentation, c’est-à-dire le désir non conforme aux règles sociales. Le fantastique prendra son essor sur ce fond de culpabilité intense. Il pourra s’agir soit d’infestation, d’une extraordinaire accumulation de désirs plus ou moins matérialisés pour persécuter un saint Antoine ou un curé d’Ars ; soit de possession, opération par laquelle le Démon s’installe dans le corps d’un homme et agit à sa place : parlant des langues inconnues, vomissant des corps étrangers, lisant l’avenir ou la pensée, faisant preuve d’une force physique inhumaine.

L’exorciste de W. Blatty et le film qui en a été tiré nous détaillent les techniques utilisées par l’Église pour délivrer les possédés : aspersions d’eau bénite, signes de croix, prières à Dieu, menaces à l’intrus.Mais l’exorcisme n’est pas un sacrement et n’est – pas plus que la cure psychiatrique – réputé infaillible… Bien des peuples pastoraux ont possédé et possèdent aussi de semblables rites : Ils sont les tempêtes, les nuées, les vents mauvais ! La tempête funeste, l’ouragan, ils les servent ! Ils sont les tourbillons qui, sur le pays, se mettent en chasse… Ils ne prennent point femme ; ils n’engendrent pas. Ils ne connaissent pas la raison… Pour détruire le chemin, ils se tiennent dans les rues. Au nom de Sin, Seigneur de la Lune, soyez exorcisés ! Du corps de l’homme, fils de son Dieu, n’approchez pas ! De devant lui éloignez-vous ! (Protocole mésopotamien).

En lisant les récits fantastiques, on a du mal à se convaincre que le Diable ait une stratégie. Il a un style, certes. Il est rapide, vif, bruyant, ironique, insupportable. Son agression est soudaine, violente, sarcastique, apparemment sans riposte possible. Il nous écrase. Il nous méprise. Il nous connaît. Son intelligence est telle que pour nous le Malin n’est plus seulement l’esprit du mal, mais aussi l’être qui comprend tout et qui, trop sûr de lui, s’en vante : Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est justice ; car tout ce qui existe est signe d’être détruit (Faust, Goethe, 1808-1832).

Une telle figure se prête à bien des interprétations. Nous trouvons là l’occasion de projeter sur un personnage extérieur un sentiment que nous portons depuis l’enfance : le goût de la révolte, l’impatience devant des normes sociales contraignantes et le désir de les jeter très vite par-dessus bord. Finalement, cette agression démoniaque, peut-être l’attendons-nous, l’espérons-nous sans le savoir.

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Les termes du Pacte

Ce qu’on demande à Satan, c’est donc une libération. Car le Diable ne se contente pas de révéler certaines recettes magiques aux apprentis thaumaturges. À qui passe alliance avec lui, il peut conférer aussi des pouvoirs ou dons extraordinaires : rajeunissement, richesse, invisibilité, puissance, invincibilité.

Que demande le Diable en échange de ces « bienfaits » ? Essentiellement d’être reconnu comme dieu à part entière, de faire enfin l’objet d’un culte. Celui qui veut sceller un pacte avec lui doit renier le Très-Haut, renoncer au baptême qui est Son sceau, hurler certains blasphèmes, sacrifier une poule noire et boire le sang des nouveaux-nés. Il faut différencier ici le pacte public, effectué au cours d’une cérémonie collective, du pacte privé, simple promesse d’allégeance au Démon prononcé devant une sorcière dont on requiert les services.

Dans les deux cas, le signataire était engagé pour le restant de ses jours. Il participait aux cérémonies régulières du culte diabolique : la parodique messe noire, avec fille nue étendue sur l’autel et calice empli d’un sang humain, le sabbat, assemblée nocturne de sorciers et sorcières venus en chevauchant leurs balais et où, devant Satan représenté par un bouc, on procède successivement à l’initiation des nouveaux adeptes, à un repas rituel, et à une messe noire suivie d’une orgie.

Souvent le récipiendaire est floué, ayant mal formulé ses souhaits, ne se payant que de mirages et d’espoirs déçus. Huysmans l’avait dit dans L’oblat (1903) : Le Démon ne peut rien sur la volonté, très peu sur l’intelligence et tout sur l’imagination.

Et tôt ou tard, quel que soit le degré de satisfaction ou de désenchantement, le Diable vient réclamer son dû, apportant avec lui, outre la damnation, la mort. Dans les écrits rabbiniques, la créature à la faux n’est-elle pas un démon nommé Samaël, le Thanatos des Grecs, seul dieu qui dédaigne les offrandes, reste indifférent aux libations et aux sacrifices, sourd aux chants, aux supplications et aux prières (Niobé, Eschyle) ? Fausse mort d’ailleurs car on ne saurait échapper au « bain dans la géhenne » : De l’enfer il ne sort que l’éternelle soif de l’impossible mort (Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, VII). Parfois, l’enfer chthonien n’est même pas nécessaire : Caïn poursuivi par l’Oeil, le Hollandais Volant sur son vaisseau fantôme, Melmoth, le Juif errant, supportent, dès ici-bas une inlassable pérégrination, un calvaire qui n’a pas de fin. Satan, lui-même, n’est-il pas, de son propre chef, le premier maudit ?

C’en est bien fini désormais de cette première vague d’histoires démoniaques en vogue à l’époque du Romantisme, quand le poids du folklore était encore assez fort pour susciter des représentations surnaturelles de la mauvaise conscience et de l’enfer intérieur. Aujourd’hui, à l’ère des génocides, temps blasé par moult solutions finales, de l’Amazonie aux baleines, en passant par les Kurdes, la description de l’Enfer est devenu l’affaire des écrivains réalistes, ou mieux, des « grands reporters ».

Ne l’avez-vous pas reconnu, goguenard, dans le coin inférieur gauche de votre télé ou perché en page quinze de votre journal préféré ? Lui, le contempteur de tout humanisme qui nous regarde en face et sourit.

- Mandragore -

Source : introduction aux Histoires démoniaques, Jacques Goimard & Roland Stragliati, Presses-Pocket n°1464, 1977.



Feuillets d’Hypnos : Démons et merveilles (1ère partie)

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DÉMONS ET MERVEILLES (1ère partie)

(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993)

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En grec, daimôn ne désigne aucunement le Diable, mais plutôt un être intermédiaire entre les dieux et les mortels. Puissances invisibles, les démons vivent cachés parmi les hommes, n’intervenant, en principe, que pour faire respecter les décrets des Forces supérieures. Ainsi les Heures (ordre de la nature et ordre moral), les Parques (naissance, vie et mort), les Muses (inspiratrices des Arts), les Grâces (épanouissement, lumière, joie) et les Songes, se voient-ils investis de fonctions divines majeures. De même, un démon particulier personnifie alors le destin de chaque cité, de chaque famille, de chaque homme. Socrate n’invoquait-il pas souvent son esprit familier, équivalent de notre ange gardien très-chrétien ?

Mais Homère distingue bien le Mauvais, funeste serviteur, de l’agathos daimôn, le bon génie, intercesseur et acteur toujours bienveillant. Aujourd’hui, cette ambivalence a disparu. Les démons font figure d’experts ès ruses et tromperies, de spécialiste du mal, collectionneurs et pourrisseurs d’âmes.

Délaissant ses dieux lointains et inconsistants, l’Humanité s’est forgée ainsi une immense galerie diabolique, bien en chair celle-là, grimaçante, serpentiforme et cornue à souhait !

Fils du Désir et de la fatum, de la peur et du châtiment, de la tentation et de la révulsion, de la Beauté et de l’Abomination, ils incarnent, frères ténébreux, des modèles de comportement que nous comprenons, les sachant, trop souvent, nôtres hélas… 

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Les racines du Ciel

Pour les Mazdéens de l’ancien Iran, le dieu suprême Ahura-Mazda avait créé à la fois Ahriman, l’esprit du Bien (Spenta Mainyu), et Ormuzd, l’esprit du Mal (Angra-Mainyu). Ce dernier a introduit sur Terre la souffrance et la mort, avec l’aide de ses enfants les daevas. L’homme qui suit les mauvaises pensées inspirées par ces envoyés est précipité en enfer après sa mort, tandis que l’âme du juste accède aux voluptés célestes. Aux idées grecques sur les démons (déités intermédiaires proches des hommes) et le Tartare (lieu de châtiment hors du monde), s’ajoute ainsi un concept nouveau : l’existence d’un connétable, généralissime coordonnant l’action de tous les démons.

Dans le judaïsme, le Mal est considéré comme une épreuve, en triompher c’est montrer sa foi. De fait, le serpent du livre de La Genèse n’est pas identifié d’emblée au Diable : il semble être dépêché par Dieu pour tenter Adam et Eve. De même, qui accablera Job de calamités, qui tentera de le réduire à quia sur son tas de fumier ? Non point Satan mais un satan, c’est-à-dire un adversaire. Non point un monstre issu d’on ne sait quel abîme mais l’un des archanges entourant le trône divin, missi dominici qui, à la suite d’un pari, est désigné par son Seigneur pour déchoir le bon serviteur.

C’est l’influence iranienne qui sera très directement à l’origine de la démonologie judéo-chrétienne avec les livres apocryphes : Tobie, Enoch, La sagesse de Salomon. Selon cette tradition, Dieu a créé des esprits purs, les anges, messagers qu’il envoie vers les hommes pour faire connaître Sa volonté, pour l’exécuter le cas échéant. On rejoint ici, à nouveau, le rôle des daimôns grecs. Parmi ces anges, certains se sont révoltés sous la conduite de Satan, avatar juif d’Angra Mainyu. Créés par un dieu infiniment bon, ils ne sont pas mauvais par nature, mais par libre choix comme le seront après eux les grands coupables : Caïn, Judas, Faust, don Juan.

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Un Prince de bric et de broc

La richesse littéraire du prince-démon, son omniprésence dans les faits de langue : avoir le diable au corps, c’est bien le diable si…, faire le diable à quatre, ce n’est pas le diable, tirer le diable par la queue, la beauté du diable, de tous les diables, … peut-être les doit-il à l’intransigeance extrême du christianisme qui n’admettait pas de co-existence pacifique avec les dieux antérieurs. Nombre d’entre eux, désignés comme vaines idoles puis interdits de terrestre séjour, ne survécurent qu’en s’intégrant à la personne de l’Adversaire, qui s’accrut ainsi de mille lambeaux divins.

De fait, même si la religion officielle se représente Satan comme un être surnaturel aux pouvoirs limités, la mentalité populaire en décide tout autrement, l’enrichissant d’un éternel substrat de paganisme.

Les sorcières, femmes-liges du Démon, sont appelés ainsi « adoratrices de Diane » au synode de Trèves (IXe siècle). Les sabbats n’ont-ils pas lieu au cœur des forêts, dans cette nature intacte où s’ébattaient, hommes-boucs aussi, les satyres ? À Pluton et Proserpine, souverains des Enfers, Satan ne doit-il pas son souterrain royaume ? Ne faut-il pas, en plus, le rapprocher d’Hécate, déesse lunaire, dite phosphoros (porteuse de lumière) ? Satan n’est-il pas, en sus, Lucifer (même sens) ? Couronnant la fille des Titans, animal-fétiche de Celui qui use, ruse et s’insinue, le serpent, symbole de la connaissance interdite, porte de la mort et de la magie, les lie tout autant.

Les divinités païennes et les démons qui leur ont succédé, composent dès lors, grâce à la diversité de leurs connotations allégoriques, une sorte de miroir universel, permettant d’exprimer à peu de frais toutes les turpitudes, toutes les pulsions humaines. C’est ainsi que très tardivement naîtront : Lucifer (démon de l’orgueil), Satan (démon de la colère), Mammon (démon des richesses), Asmodée (démon de la luxure), …

- Mandragore -

(suite du dossier ICI)

Source : introduction aux Histoires démoniaques, Jacques Goimard & Roland Stragliati, Presses-Pocket n°1464, 1977.