HOMO MECANICUS : DE LA MONTRE AUTOMATE AU ROBOT QUI RÊVE (2e partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 40 de mai 1994 / première partie ici)
La machine perdue
Dans la plupart des récits antérieurs à l’âge d’or de la science-fiction, les robots mis en scène étaient des machines métalliques, pouvant à l’occasion manifester une certaine initiative, mais dont l’apparence empêchait toute confusion avec des êtres humains véritables. Par la suite, les écrivains firent intervenir d’autres êtres artificiels, très perfectionnés, fabriqués à l’aide de substances ressemblant aux tissus de notre corps, et qui pouvaient fort bien, de ce fait, être confondus avec nous. On prit l’habitude de parler alors d’androïdes.
Mais entre Capek et Asimov, ou entre l’apparition du mot robot et l’affirmation du postulat de l’intelligence artificielle comme l’un des plus féconds de la science-fiction, quelques jalons méritent d’être notés. Dans Métropolis (1926), film de Fritz Lang et roman de son épouse Théa Von Harbou, on rencontre, de fait, un androïde imitant les traits de l’héroïne humaine. Dans The psychophonic nurse (1928), David H. Keller observait qu’aussi parfaits, qu’aussi polyvalents qu’ils puissent être ou devenir les êtres mécaniques ne seraient pas en mesure de remplacer l’amour maternel.
Avec The lost machine (1932), John Wyndham jetait, quant à lui, un regard compatissant sur le sort d’un robot martien exilé, égaré sur une terre – ô combien – incompréhensible pour lui. Un autre robot d’origine extra-terrestre joue un rôle important dans Farewell to the master (1940) de Henry Bates. Cette longue nouvelle inspira librement le film de Robert Wise The day the Earth stood still (Le jour où la Terre s’arrêta, 1951).
Rebelle malgré lui ou destructeur servile, le robot se présente plutôt sous un jour sympathique avec le personnage d’Helen O’Loy (1938) chez Lester del Rey.
Merveilleuse amoureuse en kit, soit. Mais l’idée de machines automatiques inusables et indestructibles amena à se poser la question de leur « survie » bien au-delà de la disparition de l’Humanité. Machines-sisyphes figées pour l’éternité, se croyant seules-pensantes, ou même, réinventant la vie, et ressuscitant leur mythique Créateur.
On le voit, la diversité des façons de traiter en littérature le thème de l’être artificiel démontre que celui-ci peut échapper au schéma de l’apprenti-sorcier.
Il appartenait, dès lors, à Isaac Asimov, d’indiquer et d’explorer la voie de l’extrapolation fondée sur des prémisses logiques et scientifiques.
La libération positronique
Asimov a postulé un certain nombre de limitations chez l’automate. Une sorte de conditionnement préalable apparemment très contraignant, de façon à ce que la créature reste fidèle à l’Homme. Surgiront cependant des facteurs imprévus dont n’a pas tenu compte la programmation initiale. D’où la nécessité d’analyser scientifiquement les causes et les effets de ces hypothèses a priori non répertoriés. Ce seront alors les circonstances dans et par lesquelles cette situation de blocage ou ce hiatus seront résolus qui fourniront la substance du récit.
Les Trois Lois de la Robotique énoncées par John W. Campbell Jr étaient destinées à assurer respectivement la protection de l’homme par le robot, l’obéissance du robot envers l’homme et l’auto-protection du robot. Elles expriment, en quelque sorte, l’éthique de l’automate ; elles résument ce qui correspond chez lui à un code moral. Code certes mais non pas carcan. La faille existe. Nous l’avons tous rencontrée.
Que ne peut-on confier ou demander à ces auxiliaires précieux ? Compagnons d’exploration interstellaire (Jay score, Frank Russell, 1941), acteurs trop parfaits (The darfsteller, L’intrus, Walter M. Miller, 1955), auteurs pornographiques (Slave to man, Sylvia Jacobs, 1969) ou doublures scrupuleuses d’humains surmenés (All the loving androids, A.E. Van Vogt, 1971) ou d’hommes célèbres (We can build you, Le bal des schizos, Ph. K. Dick, 1972), souffre-douleurs, Watson surhumains pour Sherlock Holmes dépassés (The caves of steel, Asimov, 1953), harpies ou furies chargées de punir ou d’exécuter les criminels (La machine à deux mains, Henry Kuttner et Catherine Moore), combattants implacables de toute vie (le cycle des Berserkers, Fred Saberhagen, 1967), … La liste est loin d’être close !
Le danger que nous font courir ces serviteurs par trop polyvalents, c’est, bien entendu, une application trop littérale ou trop… fine de ses instructions. Servir l’homme, soit. Mais les aspirations, les besoins des créateurs, sont souvent contradictoires. D’un individu à l’autre, d’un humain tout seul à l’Humanité tout entière la perspective change.
Au thème des rapports créature / créateur, se substitue plus volontiers désormais celui de la prise de conscience et de l’identité de l’homo mecanicus. À des automates de plus en plus perfectionnés, aux capacités approchant ou dépassant celles d’humains doués, le statut d’être vivant pourrait-il être définitivement refusé ?
Ainsi, dans Time and again (1951), Clifford D. Simak a mis en scène des androïdes qui se découvrent possesseurs de l’équivalent d’une âme. Dans How-2, le même auteur raconte l’acceptation des robots en tant qu’humains à part entière, après la découverte de leur capacité à « procréer ». De là à voir un robot élu au trône de Saint Pierre ou digne de la canonisation, il n’y a qu’un pas allègrement franchi par Silverberg (Good news from the Vatican, 1971) ou par Anthony Boucher (The quest of st Aquin, 1951) !
Le test de Turing
En octobre 1950, le mathématicien anglais Alan Turing fit paraître un article intitulé Computing machinery and intelligence, dans lequel il proposait ce que l’on a depuis lors pris l’habitude d’appeler le « test de Turing ».
Dans le cadre de cette épreuve d’humanité, point de boîte à douleur, comme celle de Dune, mais un protocole extrêmement simple : un examinateur est complètement isolé d’une machine et d’une personne, qu’il interroge l’une et l’autre. Il ne peut ni les voir, ni les entendre, mais il lui est possible de communiquer avec elles au moyen d’un fax. Turing propose de considérer que si l’examinateur est incapable de dire quel est son interlocuteur humain et quel est son vis-à-vis machine, il faut bien admettre que ce dernier pense.
Force nous est de constater que les automates de la science-fiction ont depuis longtemps passé avec succès le Test de Turing ! Alors que, par bien des côtés, la machine a gagné l’homme, l’homme s’est fait machine, fonctionne et ne vit plus (Ghandi).
- Mandragore -
Source : préface de Demètre Ioakimidis à Histoires d’automates, La grande anthologie de la science-fiction (Le livre de poche, 1983)
HOMO MECANICUS : DE LA MONTRE-AUTOMATE AU ROBOT QUI RÊVE (1ère partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 40 de mai 1994)
Créer artificiellement la vie est un très vieux rêve de l’Humanité, un rêve qui se révéla très vite difficile à réaliser. Alors à défaut de la vie elle-même, pourquoi ne pas chercher à donner l’illusion du vivant ?
Dédale, ingénieur suprême, n’avait-il pas déjà façonné le géant Talos pour surveiller les côtes de Crête et contrôler l’exécution des lois, écrasant dans sa poigne énorme intrus et contrevenants ? Héphaïstos, dieu-forgeron, n’avait-il pas lui aussi sur l’ordre de Zeus conçu Pandore, femme dotée de tous les dons, censée châtier la race humaine après le vol du feu divin ? Jusqu’à Aphrodite qui s’était brièvement jointe à ces précurseurs en animant la statue d’ivoire dont Pygmalion était tombé amoureux.
De facto, plusieurs automates existèrent réellement dès l’Antiquité. Ils ornaient les villes en divertissant les curieux, ils impressionnaient les fidèles en animant les temples. Ainsi, la flamme brûlant sur un autel chauffait de l’air dans un récipient qui commandait, grâce à l’emploi d’un réseau de poulies et de transmissions, l’ouverture ou la fermeture d’une porte sans intervention humaine apparente ; ou bien, une statue de divinité mue par un dispositif analogue, apparaissait « d’elle-même » pour venir saluer le fidèle qui venait de déposer son offrande.
Mécaniciens hors-pair, les Grecs, qui connaissaient déjà la turbine à vapeur, n’étaient pas le moins du monde intéressés par les applications sérieuses de tous ces astucieux mécanismes. Il y avait alors suffisamment d’esclaves de chair et de sang pour l’accomplissement des corvées.
Liseurs et diseurs de temps, serviteurs plus ou moins obéissants, musiciens ou joueurs d’échecs, chevaux démoniaques, guerriers ou créatures de rêve, ces divers simulacres se perfectionneront peu à peu sur la longue voie qui mène de la poupée tragiquement vide à l’androïde philosophe et au plus-qu’humain. Transcendant sa programmation, son conditionnement initial, le Robot s’est enfin fait homme. Sera-ce pour sauver l’humanité ou pour finalement la détruire ?
Être de boue ou robot debout ?
Pendant le Moyen Âge, les horloges à eau devinrent autant de garde-temps compliqués où les profanes incrédules voyaient l’œuvre de sorciers. Ainsi, Charlemagne reçut-il d’Harun-El-Rachid – calife immortalisé par les Mille et Une Nuits – une clepsydre somptueuse, comportant notamment douze automates dont les apparitions rythmaient le passage des heures.
L’imagination des chroniqueurs avait attribué aussi à plusieurs érudits et savants de l’époque la création d’automates parlants, érudits et omniscients, capables de révéler l’avenir. Avec le rabbin Judah Loew ben Bezadel, personnage historique qui vécut à Prague au XVIème siècle, ces aides mécaniques surnaturels et nonobstant distingués se transforment en vil serviteur d’argile. Ce n’est point, dans la tradition juive, un Frankenstein avant la lettre, échappant à son créateur pour faire le mal, mais un espion précieux chargé d’espionner les Gentils et d’avertir la communauté des pogroms qui pouvaient se préparer contre elle. Façonné dans la glaise, le rabin l’avait animé en prononçant les incantations appropriées et en inscrivant sur son front le nom sacré de Dieu.
Au temps de Loew existaient bien des automates destinés moins à mystifier le public qu’à démontrer le savoir faire de leurs concepteurs. On se souvient du canard de Vaucanson (1738). Wolfgang Von Kempelen mit, quant à lui, au point un soi-disant joueur d’échecs mécanique pour la cour de l’impératrice Marie-Thérèse à Vienne. L’automate de Kempelen, immortalisé par Poe dans l’un de ses récits, n’était nullement une véritable machine mais dépendait bel et bien d’un être humain minuscule pour son fonctionnement. Il faudra attendre 1914, pour qu’un mathématicien espagnol construise une machine capable de jouer un certain type de fin de partie : celle qui oppose un roi et une tour à un roi seul. Les logiciels n’ont jamais cessé de se perfectionner depuis.
Maelzel, le repreneur du mécanisme précédent, le Turc-nain de Kempelen, présentera plus tard un panharmonicon comportant flûtes, clarinettes, trompettes, timbales, cymbales, triangles et cordes, instrument-orchestre tout-en-un pour lequel Beethoven composa en 1813 la première partie de La Bataille de Vittoria. Ici, pas de supercherie.
Sur le papier, bien sûr, on ne s’embarrasse pas des mesquines limitations physiologiques ou cybernético-mécaniques. Qu’il s’agisse de Frankenstein (Mary Woolstonecraft Shelley, 1818) ou de Pinocchio (Collodi, 1878), le monstre est toujours lié à une pseudo-science capable d’assembler une mosaïque d’organes prélevés sur les morts, ou à une magie rédemptrice suffisante pour insuffler la vie dans le bois ou la chair inertes.
En 1868, Edward F. Ellis imagine dans The steam man of the prairies, un infatigable automate à vapeur d’apparence humaine, qui traînait le chariot des protagonistes du récit vers l’Ouest américain. À la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, Jules Verne mettait en scène un éléphant mécanique dans La Maison à vapeur (1879). Dix ans plus tard, Villiers de l’Isle-Adam attribuait au très réel Thomas Alva Edison la réalisation d’une femme artificielle, incarnant l’éternel féminin, dans L’Eve future.
Ce ne fut qu’en 1921 qu’une pièce du romancier et dramaturge tchèque Karel Capek amena indirectement l’introduction du terme robot dans les langues latines et anglo-saxonnes. Le titre de la pièce : R.U.R. était l’abréviation de Rossum’s Universal Robots. « Rossum » était un nom propre et « robot » un mot créé à partir de robota, d’une racine tchèque signifiant travail forcé. L’œuvre met en scène, pour la première fois, des créatures artificielles anthropomorphes : les androïdes. La boîte de conserve à peine pensante des origines cesse alors d’être un objet de discours pour devenir elle-même sujet discourant, avec ses interrogations, ses conflits, ses doutes.
- Mandragore -
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