JEAN-PIERRE ANDREVON, OU L’HOMME QUI DÉCLARA LA GUERRE À LA GUERRE (2e partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 34 d’octobre-novembre 1992 / première partie disponible ici)
Mille et une variations très personnelles sur des thèmes rebattus. Ainsi, Hommes-Machines contre Gandahar aurait pu être un space opera ou une fantaisie héroïque classique. Mais Sylvin Lanvère n’est pas Conan ni le Métamorphe Shaïtan l’Omniscient ! Ne trouve-t-on pas pourtant ici nombre d’éléments traditionnels : ancienne colonie terrienne revenue à une civilisation pastorale, insectes géants domestiqués, guerriers robots et paradoxes temporels ?
En dépit de ces poncifs, Jean-Pierre Andrevon a su tirer son roman du côté du merveilleux et de l’humour. Il est en l’occurence bien loin de son image d’auteur pessimiste toujours dans l’attente d’une ordalie nucléaire.
Certes, tout n’est pas rose sur ces mondes crucifiés qu’il nous dépeint souvent. Mais, du moins, ne sommes-nous pas dans un futur aux ruines proprettes, tapissées de lianes, où l’horreur de la guerre atomique s’est assez éloignée pour devenir objet de légendes, prétexte aux aventures de gentils barbares affrontant mutants, juchés sur des dragons télépathes !
Non ! Nous sommes au cœur même de l’événement, dans la confusion de l’instant critique, ignorant même ce qui se passe vraiment comme les personnages des Retombées. Même lorsque Andrevon semble sacrifier au space opera, c’est encore pour s’interroger sur l’envers du décor. Sous les sables de Mars, il y a les mines et la répression. Les pilotes de l’espace profond deviendront peut-être immortels mais perdront ce qui faisait d’eux des humains. L’univers se moque de nos espoirs, et l’espace, lorsqu’il n’est pas désespérément vide de toute vie, n’apporte que mort et désagrégation.
Un squelette à la lame courbe, aux haillons faits de milliards de soleil hante donc bien son œuvre. Pour lui, la SF n’invente pas le futur. Elle est, bien au contraire, à la traîne d’une réalité qu’elle reflète et décrypte.
Il se démarque nettement de la « nouvelle vague » et de son éclatement du langage. La métaphore doit être claire. Elle ne doit pas nous perdre dans ses bribes sibyllines. Jean-Pierre Andrevon repousse la tentation du flou. Il nous trouve des repères dans l’infini, nous décrit minutieusement ces jalons rares qui nous gardent de la morne désespérance ou de la folie.
Ce thème récurent de la fin dernière, qu’il s’agisse de civilisations ou de planètes entières, est aussi une allégorie de la mort individuelle, donnée incontournable de notre « réalité ».
Disparition-anihilation difficile à imaginer si ce n’est à travers toutes nos pertes (ou gains !) de consciences provisoires que sont le sommeil et les songes. Pour l’écrivain, en effet, la mort n’est pas une impasse où croupir en catalepsie, un néant miséricordieux. Elle est pour nous l’occasion d’un réveil extraordinaire. La vie ne serait-elle qu’un rêve dans le rêve, qu’un univers truqué à la manière de Galouye ou de Dick ?
De Kurt Steiner à Dominique Douay, de Pierre Pelot à Michel Jeury, quel JAF (Jeune Auteur Français) ne fut à son tour hanté par l’idée de cosmos factices, par la manipulation des perceptions, par l’exploration de cette intangible frontière reliant l’Ici et l’Au-delà ?
Un exemple frappant de cette dialectique commune est Le Désert du Monde. Là, un héros nu, et comme récemment né ou vomi par une insaisissable puissance, amnésique au demeurant, découvre et se découvre sur un simulacre de terre. Il y cherchera le défaut, la faille, tel le photographe de Blow Up qui, à force d’aggrandissements, tombe ébahi sur le détail révélateur, sur la clé qui va tout expliquer.
Plutôt que de trouver de nouveaux sujets, Andrevon les reprend sans cesse, utilisant des émulsions de plus en plus sensibles, modifiant l’éclairage ou la profondeur de champ. D’un média, d’un art à l’autre, ces différentes approches s’enrichissent de mille échos.
Et si les rues sont peuplées de morts-vivants, ou d’hommes-machines avec en tout et pour tout quelques milligrammes de matière cérébrale, le meilleur emplacement n’est-il pas de se mettre dans leur peau de cytoplasme ou d’acier, d’utiliser leurs yeux de silice et d’eau, pour saisir leur point de vue, pour deviner ce qui peut se passer dans la tête d’un retraité raciste, d’un salaud de carrière, ou d’un tueur formidablement ordinaire ?
Tel Baudelaire et ses pauvres Veuves, Andrevon excelle à ce petit jeu de vampire psychique. Encore une fois, il s’agit pour lui de transcender les apparences, de comprendre à l’issue du drame ce que ressentent les marionnettes humaines pendues à leurs fils inommables.
Au piège de quelle réalité truquée sont donc pris ces personnages qui n’hésitent pas à tuer ou qui refusent de mourir ? Suicide de l’intelligence, de la sensibilité, retour à l’immobilité minérale ou au baîllement mou, la mort, n’est-ce pas aussi cela ?
Ne sommes-nous pas, nous aussi, gagnés par cette gangrène insidieuse ? Penchons-nous donc sur le miroir que ce garnement insolent nous tend et posons-lui la question !
- Mandragore -
JEAN-PIERRE ANDREVON, OU L’HOMME QUI DÉCLARA LA GUERRE À LA GUERRE (1ère partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 34 d’octobre-novembre 1992)
Jean-Pierre Andrevon est né le 19 septembre 1937 dans l’Isère. Les premières années de sa vie seront fortement marquées par la guerre. C’est lui qui verra arriver dans son village le premier side-car allemand. Il assistera peu après à une tuerie en pleine rue. La famille Andrevon avait fui l’occupation très présente à Grenoble pour se réfugier à Sonay dans le massif du Vercors, haut lieu de la Résistance Française. Leur maison deviendra ainsi le PC d’un groupe de maquisards. Ceux qui croyaient échapper aux affres d’un interminable conflit, se jettent en fait dans la gueule du loup !
La villa sautera et Andrevon se rappelle encore avoir escaladé ses gravats pour découvrir ses jouets brisés. Il a désormais la sensibilité d’un Libanais ou d’un Kurde. Chaque avion lui fait craindre une nouvelle attaque aérienne, une descente éperdue au fond des caves. Il a 8 ans au moment où éclate la première bombe A à Hiroshima.
Revenu à Grenoble, il est décrit comme un enfant solitaire, pas très bavard. On le surnomme coléoptère : il collectionne, en effet, des insectes qu’il trempe dans l’éther et qu’il épingle sur les planches.
Jean-Pierre Andrevon n’a jamais connu son père. Il a 11 ans lorsque sa mère se remarie. Il vit désormais avec sa grand-mère. À 15 ans, il est contraint d’abandonner ses études par un oncle qui lui fait comprendre qu’il lui faudra désormais gagner sa vie. Doué pour les arts graphiques, il est engagé, aux Ponts et Chaussées. Il y passera 4 ans à recopier des plans. Avec ses premiers salaires, il s’achète une guitare et se met à écrire des chansons. Il participe à plusieurs radio crochets sans succès. Autre achat, autre moyen d’évasion : une moto avec laquelle il partira jusqu’en Scandinavie.
C’est à cette époque qu’il fait connaissance avec la Science-Fiction, à travers les éditions du Fleuve Noir et du Rayon Fantastique. Il reprend ses études aux Arts Déco de Grenoble et enseigne parallèlement le dessin à des sixièmes en qualité d’auxiliaire. Il écrit sa première nouvelle Transfère que refusera le magazine Fiction.
Cette première expérience de l’enseignement ne dure qu’un an. Il doit effectuer son service militaire en novembre 1961. Après 4 mois en France, il part en Algérie l’année suivante. Il est intégré dans le corps des chasseurs alpins et fait de la guérilla dans les Aurès. La paix est signée mais ses 5 mois pèseront sur son œuvre. Retour à la vie civile au lycée de Grenoble. N’ayant pas réussi à se faire titulariser, malgré son diplôme tout neuf, il se retrouvera victime d’une compression de postes en 1969. Un temps pigiste au Progrès de Lyon, il est à nouveau viré quand survient la fusion avec Le Dauphiné libéré. Sa peinture ne se vend pas.
En 1965, son ami George W.Barlow lui fait découvrir le fanzine Lunatique, produit, tapé, broché et distribué par la seule Jacqueline Osterrath. Plusieurs de ses articles et nouvelles y paraîtront à 100 exemplaires. Il a l’audace d’écrire à René Barjavel, auteur de Ravage et pape de la SF d’alors, qui le reçoit comme un frère et le recommande aux éditions Denoël. En 1965, Jean-Pierre Andrevon entreprend une grande bande-dessinée : Les hommes-machines contre Gandahar, à paraître au Terrain Vague après le Lone Sloane de… Druillet. Mais sa mélédiction le poursuit : la collection s’arrête. Et Denoël lui refuse un recueil de nouvelles. Le scénario de la BD devient alors un roman accepté par R. Kanters. Cette publication sera précédée par la parution d’une nouvelle dans Fiction : La Réserve, en mai… 1968.
Durant cette période, la SF est en crise : des collections disparaissent (Métal, Rayon Fantastique), la concurrence anglo-saxonne se fait durement sentir. Mais Jean-Pierre Andrevon a bien l’intention de vivre désormais de sa plume. Réagissant vivement contre le marasme ambiant, il publie régulièrement chez Denoël sous le pseudonyme d’Alphonse Brutsche. Il se fait critique tous azimuts. Il devient à la fois homme-orchestre et chef de file d’une SF française de plus en plus engagée, dénonçant les sociétés policières et nous révélant déjà les grands enjeux écologiques.
Ses nouvelles choquent. Les lecteurs de Fiction s’énervent et stigmatisent ce pacifiste sur lequel ils ont déjà collé l’étiquette d’agitateur et de marxiste ! Mais Andrevon persiste et signe avec un nouveau texte : Le temps du grand sommeil, politique-fiction située en France dans un avenir proche, fragment d’autobiographie future. Histoire d’un écrivain qui finit par se trahir en acceptant la censure, la force brutale d’un État prêt à tuer qui n’entre pas dans la norme.
On sort d’une Science-Fiction de pure évasion pleine de bons sentiments et de morales à l’eau de rose pour entrer dans le temps des enfers possibles, des démons qui cognent ici et maintenant aux portes de nos consciences. Le mirage d’un genre forcément apolitique qui ne concernerait que des E.T. lointains s’évanouit. Bradbury l’a dit : Les Martiens c’est nous !
Métamorphe, Jean-Pierre Andrevon se coule dans tous les moules de l’esprit humain, et pousse les idéologies jusqu’à leurs ultimes vaines apories.
- Mandragore -
(suite du dossier ICI)