PHILIP JOSÉ FARMER, OU LE SEIGNEUR DE LA RÉ-CRÉATION
(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994 / première partie disponible ici)
Qu’est-ce qu’un dieu ?
Pour Farmer, les tabous sexuels doivent être interprétés comme la conséquence des alibis religieux, et donc transcendants, que se donne volontiers l’exercice du pouvoir. Non content de remettre en cause la validité pratique des grands dogmes, P.J. n’hésite pas aller aux questions essentielles : qu’est-ce qu’un dieu ? Pourquoi les religions ? Sur quoi repose la foi ?
Dans Le Père (1955), à l’occasion d’un atterrissage forcé sur la planète Albatos, le frère Carmody et ses compagnons de voyage sont mis en présence d’un être qui semble réunir tous les attributs traditionnels du dieu biblique : imposante stature, longue barbe blanche, immortalité, capacité à accomplir des miracles. Grand frisson sacré chez les naufragés. Mais le démiurge s’avère être, au bout du compte, un E.T. qui, exploitant conjointement un savoir technologique ultra-sophistiqué et les caractéristiques de la planète où il a échoué, joue à être (un) dieu. Plus tard, dans La Nuit de la Lumière (1957), le même frère Carmody est amené à participer, sur la planète Joie de Dante, à un étrange rituel à l’issue duquel il se retrouve… père d’un dieu !
Le symbolisme de ces deux nouvelles est clair : c’est Dieu qui est le fils de l’homme et non l’inverse. Pour que le désir d’une expansion de soi hors des limites de l’humaine et mortelle condition prenne corps, il suffit que des lois physiques plus complexes que celles que nous connaissons le permettent. Les dieux faits à notre image ou réciproquement lui semblent si ridicules, si pathétiques, qu’il en vient à penser que la religion n’est que l’expression chez l’Homo Sapiens d’un formidable instinct de survie enfoui au plus profond de ses cellules. Le cerveau, qui sait que le corps qui l’abrite ne peut vivre éternellement, rationnalise un monde futur, ou extra-dimensionnel, dans lequel l’immortalité est possible. En d’autres termes, la religion est la forme première de la Science-Fiction.
D’où sa saga du Monde du Fleuve (4 volumes) où 9 milliards d’hommes se retrouvent sur un monde étranger, répartis sur les berges d’un Styx de 15 millions de kilomètres. Oeuvre où se télescopent de nombreuses célébrités anachroniques : de l’explorateur Burton à Mark Twain, en passant par Cyrano de Bergerac. L’auteur y récuse, une fois de plus, l’idée d’une intervention de la Divinité, pour suggérer que c’est de l’homme, et de lui seul, que dépend la transformation de notre aspiration à vivre éternellement en réalité. Le destin est un livre à écrire nous-mêmes en utilisant notre intelligence et notre conscience.
Jadawin ou rien !
Le grand souffle révolutionnaire qui traverse l’oeuvre de Farmer, l’amenant à contester les tabous sexuels, les conditionnements sociaux et les représentations d’une métaphysique réductrice, ne nous intéresserait pas tant s’il ne s’accompagnait d’une autre libération dans l’ordre de l’imaginaire. Ici, la SF n’est plus inféodée à la science mais aux seuls postulats que l’auteur se donne.
Elle permet de créer de la sorte des univers parfaitement autonomes : une Terre plate où Ptolémée a raison, où Christophe Colomb a sombré avec ses caravelles dans le vide des Confins (Sail on ! Sail on !, 1952) ; un monde dominé par des hommes-dieux qui ont le pouvoir de manipuler la réalité à leur guise, continuum formé de plateaux circulaires superposés, rétrécissant jusqu’à la demeure de Jadawin, Maître au corps greffé d’appendices animaux, avec, pour chaque étage, une population et une écologie particulières : faunes, naïades et centaures, chevaliers teutoniques, indiens du XVIIIème siècle, descendants de l’Atlantide (Le Faiseur d’univers, 1965).
La puissance des Seigneurs est la métaphore de la puissance de l’écriture, capable de produire tous les possibles, sabre de voix pour combattre les préjugés de tous ordres, lanterne d’encre pour explorer ses propres virtualités, créer et faire rêver.
Moi Tarzan, toi gêne
Expression d’une irrépressible nostalgie, ou ultime tentative pour décrypter les archétypes et ainsi s’en défaire à jamais, Farmer se met à réécrire les aventures de Tarzan (Tarzan vous salue bien, 1972), de Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en 80 jours (Chacun son tour, 1973), de Doc Savage, de Sherlock Holmes, de l’Araignée, de Richard Burton, etc, etc.
Nous sommes ici en présence d’authentiques récits de speculative-fiction, fondés sur l’idée que ces multiples héros ont vraiment existé et/ou existent toujours, et que leurs créateurs prétendus n’ont été que des biographes plus ou moins bien renseignés. Le jeu consiste à (r)établir la réalité. Où commence celle-ci ? Où finit-elle ? On serait bien en peine de le dire, tout le monde devenant le cousin de tout le monde, par la grâce d’un certain P.J.F. : le Paul Janus Finnegan des Seigneurs, le Peter Jairus Frigate (free gate) du Monde du Fleuve, dieu polycéphale ouvreur de portes.
Cette recherche du temps ou de l’enfant perdu n’est pas sans lourdeurs. On a beau se dire que Farmer examine les composantes de son fonds, on fatigue à la lecture de cet inventaire fantaisiste. D’aucuns parlent de conquête, là où je ne vois, quant à moi, qu’un repli. L’être élevé sous les auspices de la Christian Science (rigidissime secte de ses parents) aurait-il encore besoin de ces compensations ? Viendra-t-elle enfin l’heure de la délivrance ?
Cosmos privé ou privé du cosmos
Parmi la foule innombrable de ces personnages minables ou flamboyants, il en est un qui nous semble plus convaincant : Kilgore Trout, l’écrivain de SF imaginé par Kurt Vonnegut Jr., anti-héros qui signe un roman en lieu et place de P.J. (Le Privé du cosmos, 1975).
Pauvre malheureux qui se bat avec des concepts et des thèmes auxquels seul un génie pourrait faire toucher les épaules… Il se sent ignoré et méprisé… Il a beau l’admirer, il sait que l’univers n’a pas la moindre conscience de son existence et qu’il n’est qu’une brêve étincelle dans les ténèbres de l’infini et de l’éternité.
Mais il possède une imagination sans limites et, tant que brille cette étincelle qu’il est, il peut triompher de l’espace et du temps. Ses fictions sont ses armes et, aussi dérisoires qu’elles puissent paraître, cela vaut toujours mieux que rien…
Comme le dit Eliot Rosewater, les écrivains qui font de la littérature générale, les raconteurs de la vie comme elle va, ne sont que des « pets de moineaux ».
Mais l’auteur de science-fiction est un dieu. C’est du moins ce qu’il croit au plus secret de lui-même (P.J. Farmer, « The obscure life and hard times of Kilgore Trout », Moebius Trip, décembre 1971).
Devenir un dieu : telle est l’ambition d’abord inconsciente puis de plus en plus délibérée qui anime toute l’œuvre de Farmer.
Ambition qui peut sembler folle, vouée à l’échec, et même un peu inquiétante, mais à laquelle Farmer a déjà donné corps si l’on admet sa conception de la divinité comme apothéose de l’humain, libre exercice de l’imagination, capacité de créer un cosmos qui fasse concurrence non seulement à l’état-civil, mais aussi à l’ensemble de la Création.
En lui se résume donc toute la Science-Fiction, la plus classique comme la plus novatrice, la plus modeste comme la plus ambitieuse, la bonne comme la mauvaise.
Farmer, c’est sans doute aussi, plus profondément, la tentation de s’approprier l’En-Deça, l’Ici et l’Au-Delà, tous les mondes, depuis les étoiles jusqu’à soi, but vers lequel tend toute écriture et peut-être tout art.
- Mandragore -
d’après Philip José Farmer, Le livre d’or de la Science-Fiction, préface de Jacques Chambon, Presses Pocket n°5066, 1979.
PHILIP JOSÉ FARMER, OU LE SEIGNEUR DE LA RÉ-CRÉATION
(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994)
« Je suis Kickacha, le Kickacha, l’industrieux
qui fabrique les fantasmes et la réalité.
Je suis celui contre qui les frontières
ne peuvent rien. Je les traverse en tous sens. »
Le Faiseur d’univers
Il en va des étiquettes ou des réputations comme de certaines photos qui nous représentent certes grosso modo, mais qui ne sauraient être tout à fait nous non plus que faces d’étrangers.
À force de figer le monde et les autres dans un cadre préconçu, dans un béton à prise rapide, on risque fort de fourvoyer l’intellect.
Phillip José Farmer n’a-t-il pas été ainsi injustement sacré pape du sexe et de la bestialité ? Il aura longtemps ri et joué de cette aura de scandale, de cette renommée d’iconoclaste scabreux qui le précédait en tous lieux. En acceptant par dérision ce masque ignoble, en prenant délibérément le parti des sots, il lui semblait faire un pied de nez magistral aux censeurs, mieux encore moquer les carcans moraux d’où qu’ils viennent.
On l’aura taxé aussi d’épigone brouillon, d’imitateur servile, mimant et revisitant trop longuement les oeuvres des maîtres dont il s’était, tout jeune encore, repu, d’Edgar Rice Burroughs à Ridder Haggard, de Swift à Jules Verne.
Alors obsédé P.J. ? Oui, mais par quoi ? Banal, ennuyeux, sans talent ? Voire. Tout juste agaçant. De cet agacement profond qui accompagne souvent l’émergence d’une vérité dérangeante, sœur de la maïeutique et cousine du génie.
La bombe des Amants
En 1952, éclate une bombe ! Un auteur de SF ose s’aventurer sciemment sur le terrain de la sexualité. Dans The lovers, Farmer met en scène, en effet, la passion charnelle qui unit un terrien issu d’une société cléricale ultra-puritaine et une lalitha, une créature extra-terrestre que rien ne distingue extérieurement d’une femme humaine, sorte d’insecte mimétique dont la civilisation cultive tolérance et non-violence.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Pas de scène épicée. Aucune description triviale. L’auteur reste d’une délicatesse exemplaire. Farmer s’intéresse moins aux conséquences biologiques et individuelles surprenantes de cet hymen avec l’alien, qu’au choc de deux cultures antinomiques : d’un côté, une théocratie fortement hiérarchisée, policière, impérialiste, où tout ce qui touche au sexe est tabou ; de l’autre, le monde Wog, pragmatique et ouvert, sans vérité révélée s’imposant et imposée à tous.
Yarrow, le héros du livre, conquiert, à travers son épanouissement sexuel, bien plus que le plaisir : une nouvelle façon d’être, une précieuse et neuve liberté.
Car la lalitha c’est bien sûr la Lilith de la Torah et de la Kabbale, mère des démons, esprit de la nuit, figure emblématique de l’amour non génésique en sa qualité de succube, monstre superbe qui avait tenté Adam.
Mais, alors que traditionnellement cette séductrice est présentée sous un angle exclusivement négatif, comme l’incarnation absolue de l’érotisme et du Mal (n’a-t-elle pas d’ailleurs le sexe dans le cerveau ?!!), Farmer lui confère un rôle positif : celui de bouleverser l’être, de le rendre à lui-même.
Derrière le destin de ce démon hors-pair, se cache une métaphore ironique de la SF américaine des années 50, hypocrite, soucieuse de ne pas choquer la jeunesse ou les bien-pensants.
C’est sans doute le premier livre à avoir magistralement démontré qu’on peut tout faire en Science-Fiction et qu’on doit tout faire, qu’il s’agit du plus ouvert des moyens d’expression, parce qu’il ne s’assigne aucune limite à l’imagination (Samuel Mines).
Ouvre-moi, ô ma sœur
Méthodiquement, Farmer poursuit sur sa lancée. Il avait obtenu le Prix Hugo du meilleur nouvel auteur en 1952, à la 11ème Convention mondiale de la Science-Fiction. Il commet ensuite des sortes d’essais de sexologie fantastique.
Son propos consiste le plus souvent à décrire avec une précision d’entomologiste les coutumes et les mécanismes sexuels de créatures extra-terrestres comme il est d’usage d’en rencontrer dans tout bon récit d’exploration spatiale.
Ainsi, Mère (1953) met en scène un organisme femelle qui attire à lui tout être vivant passant à sa portée, ceux-ci faisant alors office de phallus dans la mesure où leurs efforts pour se libérer provoquent l’excitation nécessaire au mécanisme de la conception.
Ouvre-moi, ô ma soeur (1960) nous explicite l’étrange mode de reproduction d’un être humanoïde qui vit en symbiose avec une larve vermiforme au rôle extraordinairement complexe puisqu’il est dans sa nature d’être à la fois… pénis et fœtus ! !
L’objectif est de constituer peu à peu, à force d’érudition supposée, une illusion de document authentique, une encyclopédie borgésienne des sexualités exotiques.
Ces peintures de genèses fictives sont en fait des paraboles sur le racisme, l’intolérance, le sectarisme, le refus radical de l’autre à partir du moment ou celui-ci n’a pas la même peau, la même religion, la même sexualité que nous.
En ces domaines, les démentis de la raison immédiate ne valent rien. Les préjugés sont des réactions viscérales, épidermiques.
La littérature de science-fiction, fondamentalement universelle et rebelle à tout cloisonnement, paraît naturellement apte à servir ici d’antidote et de catharsis, en nous révélant nos inhibitions et nos sournoises xénophobies.
Nulle culture n’est absolument supérieure. Pour bien nous convaincre de cette leçon de relativisme, Farmer n’hésite pas à recourir parfois au grotesque, en utilisant, par exemple, le personnage de Flesh (1968), peut-être directement copié sur le Surmâle d’Alfred Jarry, car doté, comme lui, de capacités sexuelles illimitées.
Avec Comme une bête (1968), Gare à la bête (1969), La jungle nue (1969) et Love Song (1970), P.J. met en lumière le non-dit du roman gothique, du thriller et du roman d’aventures perçus par lui comme des contes érotiques déguisés, comme une sublimation du désir. Le vampire devient ainsi le dieu pubère, le libertaire qui s’exonère à jamais d’une société castatrice et mesquine.
À l’évidence, Farmer est imprégné de Freud. Et l’on a souvent tendance à se demander au sein de sa gigantesque entreprise de démystification si sa littérature est autre chose qu’un exorcisme salvateur, qu’une longue thérapie personnelle.
Livres abracadabrants et vains ? Ou grandeur tragique d’hommes en proie à d’obscures forces cosmiques ou comiques ? Difficle à dire, perdus que nous sommes au sein de ce subtil (ou grossier) labyrinthe.
- Mandragore -
(À suivre !)