RICHARD MATHESON
ou les itinéraires de l’Angoisse
- deuxième partie -
La première partie est disponible ICI.
(Texte écrit par Mandragore au début des années 90)
Voici donc Matheson scénariste. Après le succès considérable du film « L’Homme qui rétrécit », on fait de plus en plus appel à lui. Matheson délaisse alors un peu sa carrière d’écrivain. Il écrit cependant pour « Playboy », magazine highclass, « The Splendid Source » (« Le Haut Lieu »), nouvelle dans laquelle il imagine comment se forment et se transmettent toutes les histoires drôles. Ici, les blagues s’avèrent être non le fait d’un folklore impersonnel mais bien l’œuvre consciente d’un groupe particulier.
Il sacrifie peu à peu les pirouettes intellectuelles et les procédés spectaculaires au profit d’un fantastique plus intime, intériorisé, où les forces qu’affronte l’homme sont issues du fond même de son inconscient. Il en résulte un notable changement de ton. Richard Matheson ne cherche plus à briller, ni à secouer son lecteur par un traitement de choc. Littérature et cinéma deviennent pour lui deux façons de traduire toutes les facettes d’un même univers, deux manières de dire l’angoisse et la solitude, deux chemins conduisant à la peur. Il adapte à l’écran certaines de ses histoires, nous offrant ainsi deux versions tout aussi efficaces. C’est ce qui se passa en particulier lorsqu’il travailla, de 1959 à 1964, pour la célèbre série télévisée de Rod Serling « The Twilight Zone » (NDLR : série La Quatrième Dimension). Il semble que Matheson se soit senti particulièrement à l’aise dans cette saga composée pour la plus grande part d’épisodes d’une demi-heure où il fallait raconter une histoire courte se terminant par une chute inattendue. Il écrivit donc une quinzaine de scénarii : « Third from the Sun », « Little Girl Lost », « The Mute », « The Death Ship », « Nightmare at 20 000 Feet », « Night Call » ou « Once Upon a Time » qui eut pour interprète Buster Keaton.
Parallèlement à « The Twilight Zone », Richard Matheson participa, à partir de 1960, à la série « Poe » de Roger Corman. Il y signa quatre adaptations : « House of Usher », « Pit and the Pendulum », « Tales of Terror » et « The Raven ».
Si sa production littéraire baisse en quantité, la qualité, elle, est au rendez-vous. Témoin ce « Deus ex Machina », récit très « dickien » sur un robot découvrant peu à peu sa véritable nature dans un monde sur-mécanisé. « I am Legend » est adapté à l’écran en 1964 par Sidney Salkow sous le titre « The Last Man on Earth », avec Vincent Price dans le rôle principal. Ce fut un tel massacre que Richard Matheson préféra signer d’un pseudonyme : Logan Swanson. Une seconde adaptation vit le jour en 1971, sous le titre « The Omega Man », avec Charlton Heston, et réalisé par Boris Sagal.
L’année suivante, il collabore à « Star Trek » avec un épisode intitulé « The Enemy Within ». En 1971, il écrit pour un tout jeune réalisateur… Steven Spielberg, un scénario d’une de ses nouvelles parue dans « Playboy » : « Duel ». Cette histoire d’un automobiliste luttant contre un camion fou et… inhabité, contribua sans aucun doute à faire connaître Spielberg qui en serait peut-être resté là sans lui ! La même année Richard Matheson revient au roman avec « Hell House » (« La Maison des Damnés »), classique histoire de maison hantée. En 1972, il rencontre Dan Curtis. Naîtront alors deux téléfilms grandioses : « The Night Stalker » (« Le Chasseur Nocturne » qui met en scène un détective de l’Étrange du nom de Carl Kolchak. Ce dernier intrigué par la découverte périodique de cadavres de jeunes femmes dans les ruelles sombres de Las Vegas, finit par acquérir la certitude que le tueur n’est pas un être humain. Seul face à l’incrédulité publique, il se lance à la poursuite d’un vampire millénaire doué d’une force colossale. Puis, c’est « The Night Strangler » où Kolchak affronte dans une prodigieuse ville souterraine un alchimiste immortel. Il adapte en 1974 le « Dracula » de Bram Stoker. Nonobstant le titre français idiot : « Dracula et ses femmes vampires », c’est une œuvre originale qui dépasse les clichés d’antan. Le saigneur n’est plus le monstre froid de Fisher ou l’aristocrate pervers de Browning. C’est un « étranger en terre étrangère », vulnérable et passionné, non plus inhumain mais surhumain.
Il donne en 1978 « Bid Time Return » (« Le Jeune Homme, la Mort et le Temps »), superbe roman de SF : un homme de 36 ans confronté à la mort, tombe amoureux d’une actrice du XIXème siècle. Le héros voit approcher son propre anéantissement mais il trouve dans un univers apparemment révolu une issue précaire, mais combien romantique, à la mort. Adapté au cinéma, ce livre est devenu « Somewhere in Time » (NDLR : Quelque part dans le temps, voir le film ICI) de Jeannot Szwarc. Après « What Dreams may come » en 1978, Richard Matheson avoue dans « Ce que je crois » qu’il n’a plus envie d’écrire de romans ni de nouvelles. Qu’il vivra d’adaptations cinématographiques commerciales et que seul le théâtre le tente encore.
Même si Matheson ne ressuscite plus jamais à la manière d’un Silverberg, du moins a-t-il créé une œuvre fascinante au style hitchcockien, économe, étonnante de rigueur et d’efficacité. Il a exploré pour nous, lanterne haute, toutes les facettes de l’angoisse, de la solitude et de la peur. Il en a ri et nous en a fait rire. Il en a frémi et nous en a fait frémir. Mais aujourd’hui parce que cette grande voix s’est tue, il nous faut bien reconnaître, par-delà la cohérence de ses constructions parfois indécentes de subtilité, la présence d’une qualité indéfinissable, indicible et intransmissible : le génie !
- Mandragore -
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RICHARD MATHESON
ou les itinéraires de l’Angoisse
- première partie -
(Texte écrit par Mandragore au début des années 90)
Ni écrivain de SF au sens propre, ni « maître de l’horreur » spécialisé dans les effets sanglants, ni super-pro, ni scénariste-tâcheron de la Mecque du Cinéma, Matheson fait partie du plus pur courant de la « fantasy » anglo-saxonne. Ce mot, plus riche en connotations que la simple référence française au Fantastique, s’articule autour d’un certain nombre de préoccupations d’ordre métaphysique : l’angoisse, réaction fondamentale, révulsion face à notre néant ; la solitude, l’incommunicabilité ; mais aussi, la hantise du déterminisme, le sentiment que tout est joué d’avance, que l’être vulnérable n’est qu’une marionnette suspendue aux fils du Destin.
Pour exprimer ces thèmes majeurs, Matheson recourt le plus souvent à la nouvelle, minimaliste, étonnamment économe, ce qui pose parfois des problèmes de sens pour le lecteur non aguerri. En 1950, son premier texte : « Born of Man and Woman » (« Journal d’un Monstre ») (NDLR : à lire ICI), paraît dans « The Magazine of Fantasy and Science Fiction ». Dès lors, Richard Matheson, frêle jeune homme de vingt-trois ans, est considéré comme faisant partie du gotha. Quatre pages squelettiques lui auront suffi pour entrer en Littérature par la Grande Porte.
Mais qui est cet écrivain mystérieux pour lequel toute l’Amérique soudain s’enflamme par ce bel été de l’an de grâce 1950 ? Richard Matheson est né dans le New Jersey le 20 février 1926. Il fréquente le « Brooklyn Technical Highschool » jusqu’en 1943, puis, effectue un service militaire plus que mouvementé en Europe entre 1944 et 1945. De retour au pays, le petit GI devient écrivain. Il eût très bien pu devenir musicien, comédien ou journaliste (il avait été formé pour cela à l’Université du Missouri) sans ce phénoménal premier succès.
Après avoir fait pénétrer le lecteur dans l’univers mental d’un mutant haï et pitoyable, Richard Matheson produit deux textes qui ne brillent pas par leur originalité : « Third from the Sun » (NDLR : qui a donné l’épisode de LA QUATRIÈME DIMENSION « Troisième à partir du Soleil » à voir ICI) et « When the Waker sleeps ». Visions et moralités y évoquent davantage Wells que les courants contemporains. Peu lui chaut ! Ce qui l’intéresse, c’est l’homme, l’individu projeté dans un monde auquel il ne comprend rien et dans lequel, souvent, il n’a pas sa place. Le devoir de déchiffrer à l’aide de la Science ! C’est ce qui différencie Matheson des autres écrivains de SF qui avaient, ont besoin d’un Étalon, d’un Ordre, d’une Loi. Seuls Dick ou Leiber sont allés aussi loin, chacun à leur manière dans la voie de l’incertitude.
Une œuvre révélatrice à cet égard : « The Thing » (« La Chose », 1951) à ne pas confondre avec la nouvelle de Campbell. Ici, l’auteur prend la SF à son propre piège en consacrant la victoire de la fiction sur la logique, de l’irrationnel sur le rationnel. « La Chose » est un pied de nez à la Physique, un défi aux Mathématiques (une société totalitaire cache un artefact, une machine au mouvement perpétuel qui nie tous ses postulats). De même, chez Matheson, la guerre future passe par la sorcellerie (« Witch War »), les objets prétendument inanimés sont doués d’une vie vorace (« Clothes make the Man »), les monstres ne sont pas toujours ceux que l’homme désigne comme tels. La perspective bascule, les règles se détraquent, la raison s’éparpille. On retrouve également ce souverain et insouciant mépris de la Loi dans « I am Legend » (1954).
Après quarante textes envoûtants où Richard Matheson explore explosif tous les grands thèmes du genre, survient Le Roman. Un de ces livres rares qui constituent la synthèse parfaite d’un créateur, une sorte de manifeste aux prolongements ineffables, une superbe histoire dont on n’a jamais fini de faire le tour. Techniquement, c’est une gageure. Un livre qui met en scène un seul personnage (ou presque). Pourtant aucune monotonie. Cette œuvre nocturne évoque un monde d’après l’apocalypse : un seul humain survivant parmi des hordes de goules mutantes. Mais le vampirisme n’est ici qu’un prétexte. Le thème central ? La solitude de Robert Neville, l’angoisse existentielle face au néant qui engloutira, à la fin du roman, l’humanité tout entière en sa personne. Les buveurs de sang calfeutrés dans des donjons d’un autre âge déferlent soudain sur les technopoles et assiègent le dernier représentant d’une espèce naguère dominatrice. Ce fantastique renversement de situation confère à l’œuvre une portée universelle, niveau rarement atteint par la gent ténébreuse. (NDLR : adapté au cinéma en 1971 dans le film de Boris Sagal THE OMEGA MAN, en français LE SURVIVANT, à voir ICI).
Richard Matheson est désormais durablement affublé de l’étiquette SF. Mais , après tout, puisque celle-ci se vend, pourquoi ne pas faire semblant d’en écrire ? Suivant quelques histoires qui reposent sur une idée de départ « incroyablement frappante ». Ainsi, « The Man who made the World » (« L’Homme qui fit le Monde ») : le monde a cinq ans et a été créé par un démiurge-enfant ; « Being » (« L’Être », traduit en français sous le titre « Le Zoo ») : un pompiste est engagé par un E.T. naufragé pour lui procurer de la nourriture, soit un homme tous les deux jours ; « Dance with the Dead » (« Danse Macabre ») : des zombis, appelés « néozons », capables d’exécuter des girations spasmodiques sous l’action d’un agent microbien, animent des spectacles pour un public pervers et blasé ; « The Funeral » (« Funérailles ») : un vampire s’adresse à une célèbre maison de pompes funèbres pour organiser un somptueux simulacre d’enterrement auquel il convie tout le gratin de la thaumaturgie.
Deux ans et demi après « I am Legend », Richard Matheson force les portes d’Hollywood avec « The Shrinking Man » (« L’Homme qui rétrécit ») (NDLR : film à voir ICI), roman qui s’inscrivait dans une vaste stratégie consistant à allécher les producteurs avec un bon sujet puis à le leur vendre à l’unique condition d’en tirer lui-même le scénario pour une adaptation cinématographique. Cela marcha parfaitement. Un, par ce que le sujet était superbe et très visuel à une époque où le cinéma fantastique américain manquait cruellement d’idées originales ; deux, parce que Matheson s’avère être un scénariste-né. Éreintée par Damon Knight, cette œuvre illustre une fois de plus l’épopée solitaire d’un héros vulnérable qui sombre dans l’inconnu. En France, se développa rapidement une polémique : Richard Matheson n’était-il finalement qu’un affreux plagiaire ? On releva, en effet, 21 similitudes entre son livre et celui écrit en 1928 par l’écrivain français Maurice Renard, « Un Homme chez les Microbes ». Mais ces soupçons non fondés se dissipent. Même Cocteau déclare que l’objet du délit est un fabuleux roman poétique.
Fin de la première partie.
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ROBERT SILVERBERG
ou le météore solitaire
- deuxième partie -
La première partie est disponible ICI.
(texte écrit par Mandragore au début des années 1990)
Son œuvre
Pour les uns, l’œuvre de Robert Silverberg s’articulerait autour du thème de l’homme transformé en monstre par des extraterrestres ou par l’exercice du pouvoir. Pour les autres, elle se fonderait davantage sur le voyage intérieur, la quête, le messianisme. Nous retiendrons, quant à nous, une troisième perspective. L’écheveau complexe des textes de RS nous semble répondre à une fonction commune : permettre à l’auteur d’aborder sous des angles variés le problème de la communication.
« Ton univers impitoyable »
RS nous présente souvent un monde trompeur où la liberté de mouvement contraste violemment avec le cloisonnement des esprits, scène dont les principaux personnages ne parviennent pas à vaincre leur isolement, refusant toute mansuétude et suscitant autour d’eux un lugubre commerce de sentiments. Dans « Warm Man » (« La Sangsue »), David Hallihan se nourrit comme un parasite des tourments de ceux qui l’entourent. Dans « The Pain peddlers » (« La Souffrance paie »), les réseaux de télévision s’efforcent de fournir à leur public la douleur qu’il réclame. Et « To see the Invisible Man » présente une société ayant instauré l’invisibilité comme mode de répression : les condamnés sont ainsi réduits à l’état de fantômes et il est formellement interdit à quiconque de leur adresser la parole, sous peine d’être condamné au même sort !
« Thorns » (« Un Jeu cruel ») reprend aussi ce thème vampirique obsessionnel et – il faut bien le dire ! -nettement masochiste : Minner Buris, astronaute devenu un monstre depuis que des E.T. ont reconstruit son corps, parcourt la Terre en compagnie de Lona Kelvin, une jeune fille, mère de centuplés pour les besoins d’une expérience, tandis qu’un organisateur de spectacles gobe littéralement les tensions engendrées par ce couple insolite. La carapace de Burris y symbolise l’écorce physique, psychologique, sociale, de chacun d’entre nous, cette barrière qui recouvre les êtres humains et entrave leurs rapports.
Dans « The Man in the maze » (« L’Homme dans le labyrinthe »), il exploite plus brillamment encore ce point de vue : un nommé Muller a subi, sur une planète mystérieuse, une altération mentale, de telle sorte que nul ne peut l’approcher sans ressentir une implacable vague de dégoût. Comme si son esprit exhalait toutes les fautes de l’humanité. Muller s’est donc retranché dans une ville-piège abandonnée par une race disparue. Mais, un jour, la Terre a besoin de lui et envoie une équipe pour le convaincre de sortir. On assiste alors à une double et coûteuse conquête : celle, physique, du labyrinthe hostile de Lemnos, et celle, psychologique, de Muller dont l’esprit est tout aussi barricadé.
Pour lui, l’homme est « la race la plus méprisable de l’univers, parce qu’il est faux, orgueilleux, superficiel et incapable d’attribuer une âme à ce qui ne lui ressemble pas ». Le drame des apparences conduit aux génocides. Une aversion qui se prolonge également dans le sexe et la mort. L’orgasme et la vie ne sont que des leurres, de brèves et cruelles promesses jamais tenues, qui font entrevoir l’espoir d’une fusion totale. Dans « Le Livre des Crânes » (« The Book of Skulls »), l’immortalité revient à celui qui renonce à la chair puante et vile, à un être tourmenté par une homosexualité qui masque une quête de soi, un égo replié ivre de sa propre image.
Une philosophie rédemptioniste
Pourtant, la générosité, le don, le sacrifice, ne sont pas lettre morte. Surgissent parfois des messies insensés. Ainsi, dans « The Time of changes » (« Le Temps des changements »), Kinnal Darival lutte pour combattre les tabous d’une société qui interdit l’expression du moi. Il trouvera la mort mais son action permettra néanmoins l’avènement d’une révolution qui redonnera leur identité aux habitants de la planète et instaurera une ère de fraternité.
« Downward to the Earth » (« Les Profondeurs de la Terre ») se situe, lui, sur la planète Belzégor, recouverte d’une immense jungle que se partagent deux races : les Nildoriens, qui ressemblent à des éléphants et les Sulidoriens de type humanoïde. Un Terrien, son ancien administrateur colonial, Edmund Gundersen, débarque sur Belzégor, devenue indépendante, dans l’espoir de racheter ses fautes et de participer à la mystérieuse cérémonie de la Renaissance dont ses compatriotes n’ont jamais pu percer le secret.
Perdre sa vie, renoncer à soi, tel est le prix à payer pour n’être plus seuls. La désunion, le corporatisme outrancier sont toujours synonymes de malheur, d’enfermement morbide. C’est pourquoi, dans « Nightwings », les habitants d’une Terre dévastée, répartis en guildes hermétiques, ne peuvent repousser une invasion d’humanoïdes venus prendre possession de la planète après l’avoir achetée. Une manière pour RS de transposer le « flower power » des années hippies. Il reviendra avec « Les Monades urbaines » à un style plus prosaïque, plus amer. Même doué de la faculté de prévoir l’avenir, tel Lew Nichols dans « L’Homme Stochastique », les êtres humains ne peuvent maîtriser le monde. Rien n’est gratuit. Acquérir revient toujours à se déposséder. Le narrateur de « Push no more » (« Pousser ou grandir ») le sait bien, lui, qui perd son don télékinétique suite à sa première expérience amoureuse (toujours cette aversion de RS pour un acte castrateur !). Le télépathe de « Dying Inside » (« L’Oreille interne »), entre visionnaire cosmique et voyeur dégoûté, voit certes se tarir son pouvoir, mais ce qui disparait aussi ainsi c’est « tout ce qui l’a séparé de ses semblables et voué à une vie sans amour ». Une lucidité trop aiguë nous empêche d’être heureux. La confiance ne peut naître et perdurer qu’avec une dose certaine d’ignorance. Au royaume des aveugles, les borgnes sont des rois, oui, mais des rois tristes !
- Mandragore -
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ROBERT SILVERBERG
ou le météore solitaire
- première partie -
(texte écrit par Mandragore au début des années 1990)
Sa vie
Robert Silverberg n’a pas conservé de son enfance un souvenir idyllique : il tombait souvent malade et trouvait son physique ingrat. Il est confronté, très tôt, enfin, à une solitude dont son œuvre à venir portera la marque.
Étranger en terre étrangère
RS est né à New York, dans le quartier de Brooklyn, en 1935. Son père, descendant d’une vieille famille juive d’Europe orientale, exerce la profession d’expert-comptable. Il y consacre la majeure partie de son temps. Sa mère, enseignante, le confie à une aïeule qui l’élève, aidée d’une domestique. Rejeté par des parents pris par leur métier, écarté par des camarades de classe qui le considèrent comme un agaçant « petit génie », il fait de sa chambre un antre-refuge plein à craquer de timbres, de pièces de monnaie, de papillons, de criquets, d’albums et – déjà ! – d’historiettes composées sur une vénérable machine à écrire.
On lui offre à huit ans un abonnement au « National Geographic Magazine ». Cette célèbre revue le subjugue. Elle scellera durablement son amour des contrées lointaines, de l’étrange. Il devient un spécialiste du passé de la Terre. Ne rend-t-il pas chaque semaine aux monstrueux squelettes géants au « Musée Américain d’Histoire Naturelle » ?
Au seuil de son dixième anniversaire, il découvre, ébloui, Jules Verne et H.G. Wells, avec une préférence marquée pour « La Machine à explorer le temps ». Ses romans et nouvelles ont d’ailleurs la part belle aux voyages temporels. Familier, plus tard, d’ « Amazing Stories » et de « Weird Tales », il dévore les anthologies spécialisées. Il éprouve un choc mémorable à la lecture de « Rien qu’un surhomme » d’Olaf Stapledon. Lui, l’enfant trop brillant, quasi-mutant exilé dans ses livres, s’identifie parfaitement à cet « Odd (singulier, bizarre) John » (titre original).
Le fanzineux s’émancipe
Il rêve de devenir un jour botaniste, paléontologue ou astronome mais, dans le même temps, ne cesse d’écrire et de publier dans de petits magazines scolaires et dans une revue qu’il édite lui-même. Il envoie à quatorze ans quelques manuscrits à ses grands aînés qui, tout en refusant ses gammes malhabiles, reconnaissent sa précocité extraordinaire, corrigent son style et ses intrigues. RS perd peu à peu sa silhouette d’adolescent chétif et replié. Il retarde délibérément son entrée à l’Université de Columbia, pour participer successivement à deux camps d’été, sortes de colonies de vacances, qui l’ouvrent à la vie. Il se fait docker, sur les quais de Brooklyn, avant d’explorer, dans le désordre, les vertus respectives de Joyce, Sartre et Kafka, des femmes et de… l’alcool ! La revue anglaise « Nebula » publie en février 1954, sa nouvelle « Gorgon Planet ». Il reçoit, simultanément, le contrat d’édition de son premier roman : « Revolt on Alpha C ». Il n’a pas encore dix-neuf ans !
Négrier du space opera
RS s’aperçoit vite que sa production ne se vend qu’à une condition : répondre aux stéréotypes naïfs du space opera. Résolu à préserver, coûte que coûte, ce qui est devenu son gagne-pain, il écrit désormais sur commande, en collaboration avec Randall Garrett, dès 1955, sous le pseudonyme de Robert Randall. L’association d’un conteur efficace et d’un débutant à l’imagination fertile fait merveille. Le voici introduit dans le petit monde de la SF, côtoyant ses anciens dieux. C’est le début d’une logorrhée inquiétante : SF, Fantastique, Policier, Westerns et même… profils de vedettes ! Désireux d’assurer sa sécurité financière, RS adopte un rythme de travail industriel. Ses amis lui reprochent alors son manque d’ambition littéraire. Cette optique par trop « commerciale » ne l’empêche pas de décrocher en 1956 le prestigieux Prix Hugo. Il est devenu à 20 ans « l’écrivain de SF le plus prometteur de son temps ».
Robert l’éclectique et Robert le meurtri
À la fin des années cinquante, suite à la disparition de nombreux magazines du genre, il quitte, selon ses propres termes « l’incestueuse et douillette famille de la Science-Fiction » et se met littéralement au service de tous les éditeurs capables de respecter leurs délais de paiement. Il écrit ainsi d’innombrables articles à sensation qui ne figureront jamais dans sa bibliographie. Il gagne tant d’argent qu’il envisage de prendre sa retraite à trente ans ! Il travaille cinq heures par jour et cinq jours par semaine en prenant le temps de parcourir le globe, d’étudier l’histoire, la musique et la littérature contemporaine.
Il revient à la SF avec un roman destiné à la jeunesse : « Lost Race of Mars » (1960). Mais on le considère davantage comme un bon vulgarisateur qu’à légal d’un véritable écrivain. Il « rebondit » pourtant avec « Voir l’homme invisible » « Galaxy », 1963), conte poignant inspiré de J.L. Borges et, sans doute, sa première œuvre personnelle. Il décide alors, tout en continuant à rédiger des ouvrages documentaires, de créer des univers romanesques qui effaceront sa réputation peu flatteuse de plumitif.
Au sortir d’une longue et mystérieuse maladie (drogue ?), il écrit ainsi « Thorns » (« Un Jeu cruel ») et « Hawksbill Station » (« La Prison temporelle »). Le premier est une sombre fiction hérissée d’émotions dont se nourrit un marchand de spectacles rapace. Le second nous décrit la survie sordide de prisonniers que l’on a relégués dans un lointain passé, avant même l’apparition de l’homme. L’année 1966 s’annonce donc bien pour lui. Mais voici qu’en pleine nuit le feu détruit presque totalement l’immense maison qu’il s’était édifiée. Dès lors, quelque chose en lui se brise. Il perd du jour au lendemain l’inspiration créatrice qui lui avait permis de composer ses trames sans brouillon.
La guérison est lente. Elle débute avec « Nightwings » (« Les Ailes de la nuit ») qui obtiendra le Prix Hugo, à la Convention de Saint-Louis. Elle se poursuit en 1969, au retour d’un voyage en Afrique, par « Son of Man » (« Le Fils de l’Homme »), fresque d’un lointain futur, et « The World Inside » (« Les Monades urbaines »), tableau clinique d’un univers de tours surpeuplées.
La « retraite » californienne
RS quitte en 1971 sa ville natale pour emménager sur les hauteurs d’Oakland, face à la baie de San Francisco. Déçu par l’accueil réservé à ses « nouveaux » romans (« L’Homme Stochastique » et « Shadrak dans la fournaise »), à la fois novateurs et par trop classiques, irritant pour un public goûtant plus Larry Niven ou Alan Dean Foster, il se résout à couper court, à n’écrire plus de SF que pour la télévision. Il y sacrifiera encore, après dix ans de silence, avec la série des « Lord Valentin », riche saga qui met en scène un jongleur amnésique qui est, en fait, le Coronal, maître de la planète Majipoor.
Fin de la première partie.
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JACK VANCE
(texte incomplet de Mandragore datant du début des années 1990)
Sa vie
John Holbrook Vance est un homme secret, fort avare de confidences. Il l’annonce d’emblée : « Je crois qu’une connaissance intime de la personnalité d’un écrivain diminue l’effet de ses œuvres sur le lecteur. C’est pourquoi je ne distribue jamais de photographies, n’accorde aucune interview et ne fournit qu’un minimum de renseignements biographiques à qui m’en demande. »
Il a donc fallu se livrer à un véritable travail de détective, opérer nombre de recoupements noyés ici et là dans la masse des décryptages successifs de la critique pour parvenir à vous présenter quelques bribes de l’existence de ce vaste penseur de mondes.
Né à San Francisco le 28 août 1916, il passe toute son enfance dans un ranch de la Californie centrale. Il suit successivement – mais sans succès ! – des cours d’ingénieur des mines, de lettres, de physique et de journalisme, métier qu’il délaisse vite pour exercer les activités les plus diverses.
Il travaille dans la métallurgie, la construction, puis devient musicien au sein d’une formation de jazz (c’est un trompettiste et un bon joueur de banjo). On le retrouve finalement dans la marine marchande. Il prétend avoir ainsi bourlingué sur toutes les mers du monde. Dès lors, son amour de la bougeotte ne l’a plus quitté. Il préparait ces dernières années un grand périple dans le Pacifique Sud à bord d’un trimaran qu’il achevait de construire.
Ajoutons que c’est un gastronome et un œnologue averti, qu’il est marié et père d’un garçon, qu’il réside à Oakland, port ouvrant sur la baie de San Francisco.
Si quelque jour, vous repérez, sur la terrasse d’un hôtel-restaurant, un Américain jovial au visage de pachyderme, jouant, le soir venu, d’un ukulélé aigrelet, sachez que vous avez devant vous un « world-thinker », un conteur à l’égal de Dumas ou de Stevenson.
Son œuvre
Vance publie à 29 ans sa première nouvelle dans « Thrilling Wonder Stories ». Il a obtenu les plus hautes distinctions : le Hugo en 1963, pour sa nouvelle « Les Maîtres des Dragons » et le Nebula, pour « Le Dernier Château », quatre ans plus tard. C’est un des rares écrivains de SF, avec Harlan Hellison, qui puisse disposer aussi sur ses étagères l’ « award » de la littérature policière. Ce palmarès est déjà très significatif de la « manière » de Vance qui consiste à mêler Space Opera (pour le cadre), Heroic Fantasy (pour la tonalité) et intrigue policière (pour la trame narrative). Le tout enrobé d’un certain humour tenant, pour l’essentiel, à la distance un peu narquoise que semble se ménager l’auteur à l’égard de ses personnages, de ses inventions, des vicissitudes de la vie de voyageur cosmique.
Dans l’univers « vancien », chaque société humaine essaimée dans la galaxie devient une sorte de système clos qui a tendance à perdre la mémoire de ses origines et à évoluer selon une dynamique propre : oubli de la Terre, mais aussi oubli de l’humain, mutations régressives ou progressives, castes aux rites figés, complexes jusqu’à l’horreur, mondes féodaux servis par des robots où les yachts spatiaux voisinent avec les chars à bœufs, planètes où la science s’est sophistiquée au point de se confondre avec la magie, sociétés raffinées cérémonieuses ou épiques, consacrées aux plaisirs des sens ou à la guerre.
Nous voici embarqués dans un diorama immense, vaste fresque baroque où chaque détail a son importance : costumes, mets, architectures, légendes locales, spectacles, peintures, modes de gouvernement, systèmes carcéraux ou policiers, langues, …
Ce pointillisme savamment dosé fait tout le charme de ces voyages, où la démarche encyclopédique rejoint la satire, la réflexion sur la structure sociale, la nature du pouvoir, la liberté individuelle ou collective, l’impérialisme. Car le décor, aussi somptueux soit-il, n’est pas gratuit. Il ne procède aucunement du simple délire créatif. Il soutient, nourrit, justifie l’intrigue. Comme Montesquieu, Vance est fermement persuadé que les lois d’un peuple donné « doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, … »
Technique flamboyante d’autant plus adaptée qu’elle s’étale presque toujours sur plusieurs tomes : quatre pour le « Cycle de Tschaï » (où un cosmonaute essaie de trouver un astronef pour regagner la Terre, et apprend à connaître, à travers ses pérégrinations, les quatre races mutantes qui se partagent la planète) ; cinq pour la « Geste des Princes-Démons » (où Kirth Gersen, le héros, se venge du meurtre de ses parents et de la destruction du domaine familial) ; trois au moins pour « Lyonesse » (inextricable imbroglio de complots dominés par la sorcellerie dans l’archipel des Isles Anciennes).
Mais il excelle aussi dans la « novella » : « Emphyrio » (où le petit Ghyl, après une représentation de marionnettes semi-humaines, se révoltera contre les Seigneurs, uniques détenteurs du savoir mécanique) ; « Un Monde d’Azur » (un monde d’îles flottantes peuplé par les descendants d’un croiseur-pénitencier et dominé par un monstre marin : le Kragen) ; « Les Maîtres des Dragons » (belle aventure d’une lutte entre extraterrestres et société féodale, où chacun des adversaires envoie au combat des versions mutantes de son ennemi).
- Mandragore -
NOUS AUTRES CIVILISATIONS
(par Mandragore / Publié dans CosmoFiction Fanzine 5 de janvier 1990)
« Mais qui demeurera dans ces Mondes s’ils sont inhabités ?… D’eux ou de nous, qui sont les Seigneurs du Cosmos ?… Et par quel miracle toutes choses créées seraient-elles faites pour l’Homme ? » KEPLER (exergue de LA GUERRE DES MONDES)
« Personne n’aurait cru », à l’heure de l’I.D.S. ou du laser domestique, qu’on pût encore lire Wells ! Des bactéries triomphantes aux catastrophes écologiques, combien d’écrasants poncifs, parties intégrantes aujourd’hui d’une réalité prompte à donner raison aux plus noirs augures !
Que vaut la vision du vieil haruspice ? Que nous dit-il les mains plongées dans les entrailles de l’âme humaine ? Non pas celles, augustes mais vides, de ces héros d’airain qu’inventent les livres, mais celles, ignobles peut-être mais du moins vivantes, d’hommes de tous les jours confrontés à l’écroulement de tout un monde comme à l’inanimité même de tout combat.
À un détail près (des OVNI vomis par un canon martien), plus rien ici d’un Verne, de sa foi naïve en la science, de ces personnages incarnant toujours des Crusoe tenaces ou des gentlemen excentriques. Les créatures de Wells errent hébétées dans un univers carbonisé qui s’impose à elles dans toute son horreur. Elles ne sont pas sans rappeler Balarov, ses vagabonds. L’auteur de « Sécheresse » et du « Vent de nulle part » décrit tout autant l’inéluctable délitement d’une humanité imbue d’elle-même. Les Européens à rickshaws des quartiers réservés de Shangaï dans « L’Empire du Soleil » comme les Anglais paisibles du Surray dans « La Guerre des Mondes », découvrent avec stupeur l’inconcevable : japonais ou martien, l’intrus implacable qui détruit l’ordre centenaire, renverse les hiérarchies.
Et, si au bout l’aube se lève, ce n’est point le fait des armées laminées, des vicaires fous, des hordes réduites, pour survivre à l’exode, aux plus bas instincts. Non. La victoire appartient aux plus humbles. L’héroïsme, la science, la conscience n’y ont aucune part. Quelle amère leçon pour les tenants de la Force, pour les imams, gent de nul recours à l’heure où malheur !
Obsolète, « La Guerre des Mondes » ? À l’aune de l’ozone raréfié, des virus meurtriers (Dengue ou Sida), l’œuvre prend au contraire tout son éclat. Rien n’est jamais acquis. Tout passe. Nous, solitaires locataires de notre sphère bleue, nos civilisations de cristal, nos sceptres de bois.
En ces jours d’anathème où des fanatiques aberrants bêlent l’Unique Vérité, il me semble mieux entendre et goûter l’aigre voix de ce moraliste faussement compté « parmi les morts ».
- Mandragore (1990) -
LE DON TÉNÉBREUX
(par Mandragore / Publié dans CosmoFiction Fanzine 6 d’avril 1991)
Singuliers destins ! Quel lien mystérieux unit, en effet, Khayman l’intendant de Pharaon, Mekare et Maharet, jumelles magiciennes de l’ancienne Palestine, Maël le Druide, Marius, patricien romain à Massalia, Armand, éphèbe de Quattrocento, Lestat de Lioncourt, Hobereau sous Louis XVI et tueur de loups de la Pointe du Lac, planteur en Louisiane au temps des crinolines ? Oui, quel rapport entre les cyprès moussus du Mississipi et les profondes forêts des Gaules, entre les clavecins des salons à colonnes et les théorbes des palais de San Paolo, entre les hypogées d’Égypte et les chênes creux ? Un vocable tour à tour synonyme de rire ou d’effroi, un écho trouble au cœur des ruelles de Philae à Frisco : vampire !
Si ce saigneur s’avère absent du folklore français, les Grecs le connaissaient déjà sous le nom de lamie ou d’empuse. Chez les Latins, Ovide avait évoqué la stryge, toutes trois démons femelles grandes dévoreuses de jeunes gens et bien distinctes des goules orientales, succubes des cimetières gavées de cadavres. L’Europe de l’Ouest lui préfère les garous plus frustes, plus animaux. À l’Est, au contraire, il défraie, depuis des siècles, la chronique : vourdalaks serbes, nosferats roumains, oupires polonais ou brucolaques.
Le mythe du vampire, monstre aux avatars innombrables, a, de fait, inspiré, outre Bram Stocker pour « Dracula » (1987), des auteurs considérables dès 1750. Au point que Buffon lui-même baptise ainsi, onze ans plus tard, une chauve-souris d’Amérique. Ce qui n’est, de prime abord, tout au plus qu’un sujet de conversation devient bientôt un véritable thème littéraire avec Goethe dans « La Fiancée de Corinthe » (1797) et « La Chanson du Vieux Marin » de Coleridge (1798). Puis, l’époque romantique multiplia à l’envi les poèmes mettant en scène des « hémophages » aimantes, tel Baudelaire dans « Les Métamorphoses d’un Vampire » (1857) :
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournais vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
La morbidité s’allie ici à l’érotisme. La créature, comme toujours, fascine. Après l’âge poétique s’ouvre, en 1819, l’ère romanesque avec la publication du « Vampire » de John Polidori (bien autre chose que le pitre gay de « Gothic » !), sur un canevas de Lord Byron. À leur façon, Théophile Gautier et « La Morte Amoureuse », Alexandre Dumas et son « Histoire de la Dame pâle », Alexis Tolstoï et « La Famille du Vourdalak » illustreront à leur tour le genre. Plus près de nous, le vampire, consacré premier des personnages fantastiques, est de plus en plus revendiqué par la Science-Fiction. Ainsi, le Zorl de Van Vogt (« La Faune de l’Espace », 1952) ou la Shambleau de Catherine L. Moore (1957) sont aussi d’éternels exilés voués, presque malgré eux, à l’horreur.
Ces dernières années, hors les grands guignols dérisoires des firmes gores à cent mille parsecs désormais de ce noble cœur pétri de honte auquel naguère Klaus Kinski prêta son génie, seuls deux auteurs émergent sans mal de cet hideux fatras de capes et de crocs : Suzy Mac Kee Charnass (« Un Vampire ordinaire », 1982, Laffont) et Anne Rice. Elles renouvellent un pan très codifié de la littérature, un rituel d’amour et de mort maintes fois décrit, en tentant de répondre à deux questions-clés : qui sont les vampires et d’où viennent-ils ? Il n’y est aucunement question de traques à tout va ou d’hallalis vaudevillesques, mais bien de confessions, de ces entretiens-là où l’âme sourd entre les lignes.
Pour la première, le vampire ne serait qu’un E.T. de plus égaré sur la Terre et devenu professeur d’anthropologie au Cayslin College. Pour l’autre, cette race maudite serait née d’une union contraire : celle d’une reine d’Égypte, Akasha, et d’un pur esprit, Amel. Entité malveillante aux pouvoirs étendus qui envie aux humains la chair, la sensation de fouler le sol, le goût du sel, le vent dans les cheveux, le tunnel lumineux qui les propulse après leur mort dans une dimension où lui-même n’a prise. Il décide donc de s’incarner à la faveur de blessures infligées par des courtisans régicides. Fusion effrayante d’où naît un être aberrant, immortel, quasi invulnérable mais nécessairement parasite et ne supportant point le soleil. Vagabond parfois millénaire, c’est, par essence, un être ambivalent qu’Anne Rice a parfaitement saisi.
Il déteste et, en même temps, il aime ; il mord et, en même temps, il boit, communion qui va bien au-delà de la relation prédateur-proie, substitut d’une sexualité enfuie, amour total, étouffant, qui broie et qui sauve. Il est Dom Juan et Faust, séducteur et sensuel, jeune et riche à foison, sans Commandeur ni prince de l’Enfer veillant à sa juste damnation. Ni ange, ni bête, féal ni de Baal ni d’Allah, il assiste en esthète au défilé incessant des civilisations. Point de hordes effarées armées de pieux et de missels, tout juste quelques érudits fondateurs d’une société secrète : Talamasca, plus bénédictins que Savonaroles. Ses seuls ennemis véritables résident en lui : l’ennui, la solitude, l’incompréhension des siècles nouveaux, voire de ses propres congénères, la folie qui perce sous le mépris puis l’indifférence. Pour ce fringant zombi, Anne Rice excelle à rendre le duel continuel de la mort et de la vie, de la stase et de l’extase, la conquête d’un destin sur le néant, d’un but sur l’inutile.
Entrecroisant patiemment les fils sur la toile complexe du monde, se jouant du temps et des modes, sa trilogie renoue avec la tradition classique. Mais les bouges de la Nouvelle-Orléans et les chapelles en ruines des bayous s’effacent volontiers devant Lestat, vampire devenu rockstar, devant Celle Qu’il Faut Garder, cette reine des damnés que ses chants réveillent d’un sommeil minéral. Talent multiforme, habile à évoquer les villes, les maisons endormies, les donjons, à animer des personnages anachroniques, surnaturels oui, mais si proches, de forts tempéraments tout en nuances à l’opposé d’un Howard pour qui trop souvent le glaive tient lieu de credo.
Comme naguère Matheson (« Je suis une Légende », 1954) qui avait imaginé un unique humain survivant sur une terre post-cataclysmique infestée de vampires, Anne Rice affectionne les renversements de situation. Ces monstres ne vont-ils pas au bout du compte sauver l’humanité !? Postulat intéressant qui fait d’un démon un messie victime, d’une épave un plus-qu’humain. Vengeuse digne des Atrides surgie de la nuit des âges, trahisons, ordalies, combats, vols télékinétiques, voyages, quêtes des catacombes de Rome aux lamasseries sous la neige, filiations infinies nouées de l’Asie au Nouveau Monde, le miracle d’une œuvre grouillante et claire où la magie ne s’éloigne jamais du cœur vivant.
- Mandragore (1991 ) -
FUNGI DE YUGGOTH, OU L’ŒUVRE POÉTIQUE
(par Mandragore / Publié dans CosmoFiction Fanzine 6 d’avril 1991)
Howard Phillips Lovecraft, familièrement appelé HPL, est, sans aucun doute, le plus grand auteur fantastique de ce siècle. Divinités maléfiques, cultes blasphématoires, villes maudites, livres interdits, composent la frêle silhouette du Maître, qui franchit à l’envi, avec ses clefs d’argent ou d’onyx, les portes qui nous séparent du Pays de l’Horreur : promenades oniriques où par des « pistes très anciennes » nous voici soudainement confrontés à des vérités innommables. Derrière les collines en fleurs, sous le chatoiement infini de la mer, veillent des énormités noires. Rien ne demeure des jours heureux. Le cauchemar et la mort fondent sur le monde.
Car nous ne sommes point les premiers êtres pensants à avoir foulé la Terre ! D’un passé d’avant toute mémoire, Lovecraft fait resurgir les anciens Seigneurs, fils peut-être de ces « maigres créatures » qui hantaient sans pitié son sommeil d’enfant. Ses poulpes aux clapotements chtohniens, ses gardiens d’huis prodigieux, ces dormeurs attendant leur heure, confèrent à l’œuvre une cohérence rare. Le Panthéon de plus en plus affiné des Grands Anciens devient l’unique fil d’Ariane dans les caves méandrines de l’esprit du Maître.
Les poèmes de l’homme de Providence occupent une place tout à fait privilégiée dans sa création. Ils prolongent directement ses nouvelles en réussissant à amincir encore l’intangible membrane qui nous protège de nos songes ! En quarante années, plus de deux cents textes voient le jour. La plupart seront publiés dans des fanzines confidentiels puis repris dans « Weird Tales ». Beaucoup étaient écrits dans un style ampoulé, très XVIIIème siècle. À l’exception d’un seul tragique poème d’amour : « La Fiancée venue de la Mer », toutes ces odes campent un personnage solitaire, perdu dans ses contemplations glacées, son double parfait, celui dont l’image passe à la postérité.
Lovecraft évoque, à maintes reprises, pour nous, le passé de la Nouvelle-Angleterre, il se souvient avec nostalgie d’un monde révolu, à la beauté enfuie. La Nature y est fortement présente avec les Saisons (Primavera ou Octobre), passage du temps, rappel des hivers heureux, souvenirs de souvenirs qui nous entraînent vers un passé plus lointain, au-delà de sa vie, vers d’autres dimensions imaginaires ou – qui sait ? – vécues !… Les FUNGI de YUGGOTH (trente-six visions écrites du 27 décembre 1929 au 4 janvier 1930) constituent, à bien des titres, la clef de voûte du vénéneux ensemble de sa production poétique. Lovecraft s’y est livré sans contrainte : il y parle à la première personne, décrivant Providence, sa ville natale, ses vieilles maisons, son port, ses ruelles. Mieux, il explicite parfaitement la démarche de ses personnages et le processus de ses fictions. C’est toujours la découverte d’un livre tabou, contenant un antique savoir, une présence menaçante, la fuite, la révélation de l’Horreur, l’irruption du cauchemar dans la « vie réelle ». C’est toujours une sorte d’attirance indicible vers un Ailleurs, merveilleux ou terrifiant, cette fascination des Abîmes du Dehors et des Êtres Monstrueux qui l’habitent. Tous ces poèmes sont empreints d’un profond désespoir, d’un pessimisme noir et surtout d’une nostalgie viscérale. Lovecraft recherche éperdument quelque chose à jamais perdu… son enfance, peut-être, le bonheur qui lui a toujours échappé ou une harmonie inaccessible.
- Mandragore -
DÉMONS ET MERVEILLES (2e partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993 / première partie ici)
L’invasion des Profanateurs
L’arme principale du démon, c’est ce que les théologiens appellent la tentation, c’est-à-dire le désir non conforme aux règles sociales. Le fantastique prendra son essor sur ce fond de culpabilité intense. Il pourra s’agir soit d’infestation, d’une extraordinaire accumulation de désirs plus ou moins matérialisés pour persécuter un saint Antoine ou un curé d’Ars ; soit de possession, opération par laquelle le Démon s’installe dans le corps d’un homme et agit à sa place : parlant des langues inconnues, vomissant des corps étrangers, lisant l’avenir ou la pensée, faisant preuve d’une force physique inhumaine.
L’exorciste de W. Blatty et le film qui en a été tiré nous détaillent les techniques utilisées par l’Église pour délivrer les possédés : aspersions d’eau bénite, signes de croix, prières à Dieu, menaces à l’intrus.Mais l’exorcisme n’est pas un sacrement et n’est – pas plus que la cure psychiatrique – réputé infaillible… Bien des peuples pastoraux ont possédé et possèdent aussi de semblables rites : Ils sont les tempêtes, les nuées, les vents mauvais ! La tempête funeste, l’ouragan, ils les servent ! Ils sont les tourbillons qui, sur le pays, se mettent en chasse… Ils ne prennent point femme ; ils n’engendrent pas. Ils ne connaissent pas la raison… Pour détruire le chemin, ils se tiennent dans les rues. Au nom de Sin, Seigneur de la Lune, soyez exorcisés ! Du corps de l’homme, fils de son Dieu, n’approchez pas ! De devant lui éloignez-vous ! (Protocole mésopotamien).
En lisant les récits fantastiques, on a du mal à se convaincre que le Diable ait une stratégie. Il a un style, certes. Il est rapide, vif, bruyant, ironique, insupportable. Son agression est soudaine, violente, sarcastique, apparemment sans riposte possible. Il nous écrase. Il nous méprise. Il nous connaît. Son intelligence est telle que pour nous le Malin n’est plus seulement l’esprit du mal, mais aussi l’être qui comprend tout et qui, trop sûr de lui, s’en vante : Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est justice ; car tout ce qui existe est signe d’être détruit (Faust, Goethe, 1808-1832).
Une telle figure se prête à bien des interprétations. Nous trouvons là l’occasion de projeter sur un personnage extérieur un sentiment que nous portons depuis l’enfance : le goût de la révolte, l’impatience devant des normes sociales contraignantes et le désir de les jeter très vite par-dessus bord. Finalement, cette agression démoniaque, peut-être l’attendons-nous, l’espérons-nous sans le savoir.
Les termes du Pacte
Ce qu’on demande à Satan, c’est donc une libération. Car le Diable ne se contente pas de révéler certaines recettes magiques aux apprentis thaumaturges. À qui passe alliance avec lui, il peut conférer aussi des pouvoirs ou dons extraordinaires : rajeunissement, richesse, invisibilité, puissance, invincibilité.
Que demande le Diable en échange de ces « bienfaits » ? Essentiellement d’être reconnu comme dieu à part entière, de faire enfin l’objet d’un culte. Celui qui veut sceller un pacte avec lui doit renier le Très-Haut, renoncer au baptême qui est Son sceau, hurler certains blasphèmes, sacrifier une poule noire et boire le sang des nouveaux-nés. Il faut différencier ici le pacte public, effectué au cours d’une cérémonie collective, du pacte privé, simple promesse d’allégeance au Démon prononcé devant une sorcière dont on requiert les services.
Dans les deux cas, le signataire était engagé pour le restant de ses jours. Il participait aux cérémonies régulières du culte diabolique : la parodique messe noire, avec fille nue étendue sur l’autel et calice empli d’un sang humain, le sabbat, assemblée nocturne de sorciers et sorcières venus en chevauchant leurs balais et où, devant Satan représenté par un bouc, on procède successivement à l’initiation des nouveaux adeptes, à un repas rituel, et à une messe noire suivie d’une orgie.
Souvent le récipiendaire est floué, ayant mal formulé ses souhaits, ne se payant que de mirages et d’espoirs déçus. Huysmans l’avait dit dans L’oblat (1903) : Le Démon ne peut rien sur la volonté, très peu sur l’intelligence et tout sur l’imagination.
Et tôt ou tard, quel que soit le degré de satisfaction ou de désenchantement, le Diable vient réclamer son dû, apportant avec lui, outre la damnation, la mort. Dans les écrits rabbiniques, la créature à la faux n’est-elle pas un démon nommé Samaël, le Thanatos des Grecs, seul dieu qui dédaigne les offrandes, reste indifférent aux libations et aux sacrifices, sourd aux chants, aux supplications et aux prières (Niobé, Eschyle) ? Fausse mort d’ailleurs car on ne saurait échapper au « bain dans la géhenne » : De l’enfer il ne sort que l’éternelle soif de l’impossible mort (Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, VII). Parfois, l’enfer chthonien n’est même pas nécessaire : Caïn poursuivi par l’Oeil, le Hollandais Volant sur son vaisseau fantôme, Melmoth, le Juif errant, supportent, dès ici-bas une inlassable pérégrination, un calvaire qui n’a pas de fin. Satan, lui-même, n’est-il pas, de son propre chef, le premier maudit ?
C’en est bien fini désormais de cette première vague d’histoires démoniaques en vogue à l’époque du Romantisme, quand le poids du folklore était encore assez fort pour susciter des représentations surnaturelles de la mauvaise conscience et de l’enfer intérieur. Aujourd’hui, à l’ère des génocides, temps blasé par moult solutions finales, de l’Amazonie aux baleines, en passant par les Kurdes, la description de l’Enfer est devenu l’affaire des écrivains réalistes, ou mieux, des « grands reporters ».
Ne l’avez-vous pas reconnu, goguenard, dans le coin inférieur gauche de votre télé ou perché en page quinze de votre journal préféré ? Lui, le contempteur de tout humanisme qui nous regarde en face et sourit.
- Mandragore -
Source : introduction aux Histoires démoniaques, Jacques Goimard & Roland Stragliati, Presses-Pocket n°1464, 1977.
DÉMONS ET MERVEILLES (1ère partie)
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 37 de septembre-octobre 1993)
En grec, daimôn ne désigne aucunement le Diable, mais plutôt un être intermédiaire entre les dieux et les mortels. Puissances invisibles, les démons vivent cachés parmi les hommes, n’intervenant, en principe, que pour faire respecter les décrets des Forces supérieures. Ainsi les Heures (ordre de la nature et ordre moral), les Parques (naissance, vie et mort), les Muses (inspiratrices des Arts), les Grâces (épanouissement, lumière, joie) et les Songes, se voient-ils investis de fonctions divines majeures. De même, un démon particulier personnifie alors le destin de chaque cité, de chaque famille, de chaque homme. Socrate n’invoquait-il pas souvent son esprit familier, équivalent de notre ange gardien très-chrétien ?
Mais Homère distingue bien le Mauvais, funeste serviteur, de l’agathos daimôn, le bon génie, intercesseur et acteur toujours bienveillant. Aujourd’hui, cette ambivalence a disparu. Les démons font figure d’experts ès ruses et tromperies, de spécialiste du mal, collectionneurs et pourrisseurs d’âmes.
Délaissant ses dieux lointains et inconsistants, l’Humanité s’est forgée ainsi une immense galerie diabolique, bien en chair celle-là, grimaçante, serpentiforme et cornue à souhait !
Fils du Désir et de la fatum, de la peur et du châtiment, de la tentation et de la révulsion, de la Beauté et de l’Abomination, ils incarnent, frères ténébreux, des modèles de comportement que nous comprenons, les sachant, trop souvent, nôtres hélas…
Les racines du Ciel
Pour les Mazdéens de l’ancien Iran, le dieu suprême Ahura-Mazda avait créé à la fois Ahriman, l’esprit du Bien (Spenta Mainyu), et Ormuzd, l’esprit du Mal (Angra-Mainyu). Ce dernier a introduit sur Terre la souffrance et la mort, avec l’aide de ses enfants les daevas. L’homme qui suit les mauvaises pensées inspirées par ces envoyés est précipité en enfer après sa mort, tandis que l’âme du juste accède aux voluptés célestes. Aux idées grecques sur les démons (déités intermédiaires proches des hommes) et le Tartare (lieu de châtiment hors du monde), s’ajoute ainsi un concept nouveau : l’existence d’un connétable, généralissime coordonnant l’action de tous les démons.
Dans le judaïsme, le Mal est considéré comme une épreuve, en triompher c’est montrer sa foi. De fait, le serpent du livre de La Genèse n’est pas identifié d’emblée au Diable : il semble être dépêché par Dieu pour tenter Adam et Eve. De même, qui accablera Job de calamités, qui tentera de le réduire à quia sur son tas de fumier ? Non point Satan mais un satan, c’est-à-dire un adversaire. Non point un monstre issu d’on ne sait quel abîme mais l’un des archanges entourant le trône divin, missi dominici qui, à la suite d’un pari, est désigné par son Seigneur pour déchoir le bon serviteur.
C’est l’influence iranienne qui sera très directement à l’origine de la démonologie judéo-chrétienne avec les livres apocryphes : Tobie, Enoch, La sagesse de Salomon. Selon cette tradition, Dieu a créé des esprits purs, les anges, messagers qu’il envoie vers les hommes pour faire connaître Sa volonté, pour l’exécuter le cas échéant. On rejoint ici, à nouveau, le rôle des daimôns grecs. Parmi ces anges, certains se sont révoltés sous la conduite de Satan, avatar juif d’Angra Mainyu. Créés par un dieu infiniment bon, ils ne sont pas mauvais par nature, mais par libre choix comme le seront après eux les grands coupables : Caïn, Judas, Faust, don Juan.
Un Prince de bric et de broc
La richesse littéraire du prince-démon, son omniprésence dans les faits de langue : avoir le diable au corps, c’est bien le diable si…, faire le diable à quatre, ce n’est pas le diable, tirer le diable par la queue, la beauté du diable, de tous les diables, … peut-être les doit-il à l’intransigeance extrême du christianisme qui n’admettait pas de co-existence pacifique avec les dieux antérieurs. Nombre d’entre eux, désignés comme vaines idoles puis interdits de terrestre séjour, ne survécurent qu’en s’intégrant à la personne de l’Adversaire, qui s’accrut ainsi de mille lambeaux divins.
De fait, même si la religion officielle se représente Satan comme un être surnaturel aux pouvoirs limités, la mentalité populaire en décide tout autrement, l’enrichissant d’un éternel substrat de paganisme.
Les sorcières, femmes-liges du Démon, sont appelés ainsi « adoratrices de Diane » au synode de Trèves (IXe siècle). Les sabbats n’ont-ils pas lieu au cœur des forêts, dans cette nature intacte où s’ébattaient, hommes-boucs aussi, les satyres ? À Pluton et Proserpine, souverains des Enfers, Satan ne doit-il pas son souterrain royaume ? Ne faut-il pas, en plus, le rapprocher d’Hécate, déesse lunaire, dite phosphoros (porteuse de lumière) ? Satan n’est-il pas, en sus, Lucifer (même sens) ? Couronnant la fille des Titans, animal-fétiche de Celui qui use, ruse et s’insinue, le serpent, symbole de la connaissance interdite, porte de la mort et de la magie, les lie tout autant.
Les divinités païennes et les démons qui leur ont succédé, composent dès lors, grâce à la diversité de leurs connotations allégoriques, une sorte de miroir universel, permettant d’exprimer à peu de frais toutes les turpitudes, toutes les pulsions humaines. C’est ainsi que très tardivement naîtront : Lucifer (démon de l’orgueil), Satan (démon de la colère), Mammon (démon des richesses), Asmodée (démon de la luxure), …
- Mandragore -
(suite du dossier ICI)
Source : introduction aux Histoires démoniaques, Jacques Goimard & Roland Stragliati, Presses-Pocket n°1464, 1977.