PHILIP JOSÉ FARMER, OU LE SEIGNEUR DE LA RÉ-CRÉATION
(par Mandragore / publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994)
« Je suis Kickacha, le Kickacha, l’industrieux
qui fabrique les fantasmes et la réalité.
Je suis celui contre qui les frontières
ne peuvent rien. Je les traverse en tous sens. »
Le Faiseur d’univers
Il en va des étiquettes ou des réputations comme de certaines photos qui nous représentent certes grosso modo, mais qui ne sauraient être tout à fait nous non plus que faces d’étrangers.
À force de figer le monde et les autres dans un cadre préconçu, dans un béton à prise rapide, on risque fort de fourvoyer l’intellect.
Phillip José Farmer n’a-t-il pas été ainsi injustement sacré pape du sexe et de la bestialité ? Il aura longtemps ri et joué de cette aura de scandale, de cette renommée d’iconoclaste scabreux qui le précédait en tous lieux. En acceptant par dérision ce masque ignoble, en prenant délibérément le parti des sots, il lui semblait faire un pied de nez magistral aux censeurs, mieux encore moquer les carcans moraux d’où qu’ils viennent.
On l’aura taxé aussi d’épigone brouillon, d’imitateur servile, mimant et revisitant trop longuement les oeuvres des maîtres dont il s’était, tout jeune encore, repu, d’Edgar Rice Burroughs à Ridder Haggard, de Swift à Jules Verne.
Alors obsédé P.J. ? Oui, mais par quoi ? Banal, ennuyeux, sans talent ? Voire. Tout juste agaçant. De cet agacement profond qui accompagne souvent l’émergence d’une vérité dérangeante, sœur de la maïeutique et cousine du génie.
La bombe des Amants
En 1952, éclate une bombe ! Un auteur de SF ose s’aventurer sciemment sur le terrain de la sexualité. Dans The lovers, Farmer met en scène, en effet, la passion charnelle qui unit un terrien issu d’une société cléricale ultra-puritaine et une lalitha, une créature extra-terrestre que rien ne distingue extérieurement d’une femme humaine, sorte d’insecte mimétique dont la civilisation cultive tolérance et non-violence.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Pas de scène épicée. Aucune description triviale. L’auteur reste d’une délicatesse exemplaire. Farmer s’intéresse moins aux conséquences biologiques et individuelles surprenantes de cet hymen avec l’alien, qu’au choc de deux cultures antinomiques : d’un côté, une théocratie fortement hiérarchisée, policière, impérialiste, où tout ce qui touche au sexe est tabou ; de l’autre, le monde Wog, pragmatique et ouvert, sans vérité révélée s’imposant et imposée à tous.
Yarrow, le héros du livre, conquiert, à travers son épanouissement sexuel, bien plus que le plaisir : une nouvelle façon d’être, une précieuse et neuve liberté.
Car la lalitha c’est bien sûr la Lilith de la Torah et de la Kabbale, mère des démons, esprit de la nuit, figure emblématique de l’amour non génésique en sa qualité de succube, monstre superbe qui avait tenté Adam.
Mais, alors que traditionnellement cette séductrice est présentée sous un angle exclusivement négatif, comme l’incarnation absolue de l’érotisme et du Mal (n’a-t-elle pas d’ailleurs le sexe dans le cerveau ?!!), Farmer lui confère un rôle positif : celui de bouleverser l’être, de le rendre à lui-même.
Derrière le destin de ce démon hors-pair, se cache une métaphore ironique de la SF américaine des années 50, hypocrite, soucieuse de ne pas choquer la jeunesse ou les bien-pensants.
C’est sans doute le premier livre à avoir magistralement démontré qu’on peut tout faire en Science-Fiction et qu’on doit tout faire, qu’il s’agit du plus ouvert des moyens d’expression, parce qu’il ne s’assigne aucune limite à l’imagination (Samuel Mines).
Ouvre-moi, ô ma sœur
Méthodiquement, Farmer poursuit sur sa lancée. Il avait obtenu le Prix Hugo du meilleur nouvel auteur en 1952, à la 11ème Convention mondiale de la Science-Fiction. Il commet ensuite des sortes d’essais de sexologie fantastique.
Son propos consiste le plus souvent à décrire avec une précision d’entomologiste les coutumes et les mécanismes sexuels de créatures extra-terrestres comme il est d’usage d’en rencontrer dans tout bon récit d’exploration spatiale.
Ainsi, Mère (1953) met en scène un organisme femelle qui attire à lui tout être vivant passant à sa portée, ceux-ci faisant alors office de phallus dans la mesure où leurs efforts pour se libérer provoquent l’excitation nécessaire au mécanisme de la conception.
Ouvre-moi, ô ma soeur (1960) nous explicite l’étrange mode de reproduction d’un être humanoïde qui vit en symbiose avec une larve vermiforme au rôle extraordinairement complexe puisqu’il est dans sa nature d’être à la fois… pénis et fœtus ! !
L’objectif est de constituer peu à peu, à force d’érudition supposée, une illusion de document authentique, une encyclopédie borgésienne des sexualités exotiques.
Ces peintures de genèses fictives sont en fait des paraboles sur le racisme, l’intolérance, le sectarisme, le refus radical de l’autre à partir du moment ou celui-ci n’a pas la même peau, la même religion, la même sexualité que nous.
En ces domaines, les démentis de la raison immédiate ne valent rien. Les préjugés sont des réactions viscérales, épidermiques.
La littérature de science-fiction, fondamentalement universelle et rebelle à tout cloisonnement, paraît naturellement apte à servir ici d’antidote et de catharsis, en nous révélant nos inhibitions et nos sournoises xénophobies.
Nulle culture n’est absolument supérieure. Pour bien nous convaincre de cette leçon de relativisme, Farmer n’hésite pas à recourir parfois au grotesque, en utilisant, par exemple, le personnage de Flesh (1968), peut-être directement copié sur le Surmâle d’Alfred Jarry, car doté, comme lui, de capacités sexuelles illimitées.
Avec Comme une bête (1968), Gare à la bête (1969), La jungle nue (1969) et Love Song (1970), P.J. met en lumière le non-dit du roman gothique, du thriller et du roman d’aventures perçus par lui comme des contes érotiques déguisés, comme une sublimation du désir. Le vampire devient ainsi le dieu pubère, le libertaire qui s’exonère à jamais d’une société castatrice et mesquine.
À l’évidence, Farmer est imprégné de Freud. Et l’on a souvent tendance à se demander au sein de sa gigantesque entreprise de démystification si sa littérature est autre chose qu’un exorcisme salvateur, qu’une longue thérapie personnelle.
Livres abracadabrants et vains ? Ou grandeur tragique d’hommes en proie à d’obscures forces cosmiques ou comiques ? Difficle à dire, perdus que nous sommes au sein de ce subtil (ou grossier) labyrinthe.
- Mandragore -
(À suivre !)
LE PAYS DE L’ESPRIT :
ESSAI SUR LE RÊVE
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 38 de février 1994)
Pense à notre vie humaine,
Qui n’est qu’une gerbe de songes,
Bonheurs, malheurs,
Tous sont des rêves entre les rêves.
Mais puisque nous vivons un rêve
Pourquoi ne pas en jouir ?
Que pourrions-nous faire d’autre ?
Anonyme (Corée)
La littérature est-elle le rêve-reflet du monde, ou ne serait-elle pas investie, au contraire, d’une réalité supérieure, d’une transcendance qui échappe à l’Ici ?
Et de quel côté sommes-nous des rives du Sommeil : créateurs ou créés, rêvants ou rêvés, transportés de-ci, de-là, et, à notre tour, porteurs de trésors fondus, de coraux ou de poissons pâlis, d’épopées réduites à d’insignifiants fragments d’aventures ?
Le songe serait-il un être ailé, celui que voit Homère, perché au chevet du dormeur, en bon cousin de la Mort ? Le rêve serait-il un Pays, une île où nous irions toujours halés par les fils mystérieux du Désir ?
Ni personne, ni espace, le rêve est un acte inconscient. Certains le nient tout de go ou le vivent comme une intrusion saugrenue, d’autres l’utilisent pour exploiter jusqu’à la lie les prodigieux gisements de l’Imaginaire.
Frais derrick ou possession aliénante, l’expérience intime du rêve est, par essence, incommunicable et donc fantastique. C’est là un univers sans limites, sans structures reconnaissables, indéfiniment extensible et fluide. Songe paradisiaque du surhomme volant ou rêve-engrenage conçu comme la forme extrême de l’esclavage, pourquoi rêvons-nous ? Pourquoi partager ainsi « l’aquarium de la nuit » (Hugo) ?
L’éveil de la Bête
Il est bon de se rappeler de prime abord que Freud ne fait pas figure d’absolu novateur en la matière. Dans la République, Platon évoque, deux mille ans avant L’interprétation des rêves, les « désirs qui s’éveillent pendant le sommeil, quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Dans cet état, elle ose tout comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à entreprendre (croit-elle) de faire l’amour avec sa mère ou tout autre, quel qu’il soit : homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle ne s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (IX, 1, 571).
Rêver pour assouvir un désir : le grand et gros mot est lâché ! Le rêve souffre souvent d’un excès d’idéalisation : songe bleu des poètes aux visions étoilées, rêveries enfantines du marchand de sable de la défunte ORTF, rêves d’or d’une Bagdad légendaire, souffle d’un enfant sain ou « d’une sainte pour un mort ».
Dès lors, le réveil est perçu comme une déchéance et une indignité : Tristesse du réveil ! Il s’agit de redescendre, de s’humilier. L’homme retrouve sa défaite : le quotidien (Michaux, Plume). Rêve-évasion, rêve démiurgique, où l’on est soudain Dieu, le Pan tout-puissant, bondissant modeleur des êtres et des mondes.
Face à cette idéalisation, Freud a fortement souligné que, dans le rêve, le désir est travesti et s’exprime de façon hautement symbolique. Les mieux camouflés, issu de ce que Platon appelle la partie bestiale, se dissipent vite ou nous laissent interdits.
Reproduction hallucinatoire des perceptions liées dans un passé lointain à un assouvissement, le rêve s’est vu accorder, en sus, le pouvoir d’annoncer l’avenir ou même de le causer. Il devient alors le truchement privilégié par lequel les Puissances internes ou externes communiquent avec nous. À tout le moins, il convient d’observer avec Aristote que nos songes mettent en scène des personnages dont nous connaissons les motivations. Ils nous aident à synthétiser et à accepter notre expérience. Ils parviennent à nous souffler aussi les objectifs de nos actes futurs.
Le rêve défie, en toutes hypothèses, par son extrême diversité, l’analyse objective. L’hallucination semble parfois se suffire à elle-même, étrange, étrangère, s’éloignant de plusieurs années-lumière de nos préoccupations évidentes ou cachées.
La Porte de corne
Deux conceptions du rêve souvent s’affrontent et cohabitent. La plus ancienne se méfie de la vie onirique et la refoule dans les marges du cosmos. Ainsi, la religion grecque associe les songes, la nuit pendant laquelle ils se produisent, la terre dont les entrailles sont plongées dans l’obscurité, lieux où reposent les morts.
Dans la théogonie classique, la Nuit a enfanté à la fois : la Mort, le Sommeil et les Songes. Chez la plupart des auteurs, le pays des rêves est proche des Enfers, loin du centre du monde où vit l’humanité. Selon l’Odyssée, les songes confus et fallacieux sortent par la porte d’ivoire, tandis que les rêves clairs et véridiques sortent par la porte de corne.
Une conception plus positive des rêves apparaît chez les orphiques et les pythagoriciens. Pour eux, l’âme libérée du corps peut parler aux dieux pendant le sommeil. Pindare résume ce point de vue en écrivant que l’âme d’essence divine dort quand nous sommes éveillés, mais s’éveille pendant que nous dormons. Planète interdite à notre vision solaire, cet autre versant de nous-mêmes porte alors des jugements corrects, riches d’enseignement.
Chose remarquable : les rationnalistes ne sont pas très éloignés de cette vision spiritualiste. Hippocrate affirme ainsi que l’âme perçoit l’état de santé du dormeur et le reflète dans le rêve, permettant au médecin de guérir le rêveur par l’oniromancie.
Les deux courants – religieux et scientifique – ont ceci de commun qu’ils développent tous deux l’usage des interprétations allégoriques, répertoires d’équations censées traduire l’insensé.
L’homme invisible ou second
La littérature fantastique porte témoignage de ce qui est au moins une contradiction et peut-être une impasse. D’un côté, elle a puisé dans tous les folklores ces traditions relatives à la vérité du rêve dont l’importance vient de nous apparaître à l’examen des sociétés antiques. Beaucoup pensent avec Hugo que le songe n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible (« Les Travailleurs de la mer », I, 1, 8 ) ou avec Nerval que le rêve est une seconde vie (« Aurélia », I, 1).
Le rêve est alors systématiquement authentifié, soit que l’avenir le réalise, soit que le présent lui-même prouve que la scène rêvée a bel et bien été vécue au cours du sommeil (chez Eekhoud) par des marques ou objets tangibles issus de l’univers onirique. Rêves solidifiés parfois grâce au pouvoir extraordinaire d’engendrer les objets que les parapsychologues nomment la télurgie.
Si la réalité tangible ou magique n’apporte pas assez de signes convaincants, l’authentification est assurée par la multiplication des rêves : songes à répétition, à suite, ou à transformations, songes à un ou plusieurs, rêves devenant ainsi un singulier forum chez Maugham ou Pirandello. La plupart des récits fantastiques reposent, en dernière analyse, sur l’affirmation plus ou moins déguisée, mais d’autant plus forte, des pouvoirs du rêve.
D’un autre côté, le doute n’a cessé de prospérer. Songe ? Mensonge ! Voire. Il est dangereux de renier les songes. Démontrer qu’ils ne sont rien, c’est nous anéantir, nous et le monde. Ombre d’ombres, le rêve nous renvoie à un univers-gigogne, à un cosmos dickien qui ne serait plus réduit à un binôme vrai-faux, mais qui équivaudrait à une succession de réalités alternatives, folie de deux miroirs brandis face à face !
Du rêve au réel, et du réel au rêve, combien d’interactions ou de dialectiques-labyrinthes ! J’étais effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle réciproquement l’irréalité du rêve ? (M. Proust, « À la recherche du temps perdu »). Autrefois cet argument a servi à justifier l’au-delà : La vie n’est elle-même qu’un songe sur lequel nous sommes entés, et dont nous nous éveillons à la mort (Pascal, « Pensées », VII).
Terre arable du songe !
De Michaux à Marcel Béalu, nombre d’écrivains notent leurs rêves, considérés comme un matériel poétique à l’état brut, comme une grande citerne à symboles, comme de libres divagations destinées à les renseigner sur leur propre – et fuyante - intimité (Marcel Béalu, « La vie en rêve »).
Source d’inspiration donc et miroir magique pour nous mieux connaître, le rêve est parfois poursuivi à travers les leviers et prisons chimiques de la drogue ou de l’alcool. Pour se trouver et… pour se perdre, pour la simple évasion, pour la révélation qui nous descelle enfin du limon qui nous y noie.
Toute la littérature est de l’ordre du rêve. Ce dernier ne sert souvent qu’à faire avancer l’action (le songe d’Athalie), à donner chair aux idées chères à l’auteur (tel le mythe d’Er dans la République de Platon), ou à corser quelques fictions diurnes, lyriques et fantaisistes. Mais si le récit relate un rêve authentique transcrit par l’auteur avec un maximum de fidélité, il est presque inévitable qu’il rende un son fantastique.
Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa découverte d’un espace apparemment incongru, c’est toute la lumière de son univers quotidien qui se modifie, comme si le rêve avait le pouvoir d’éclairer d’un jour singulier mais précis le secret du monde où se débat, avec un sérieux tragique et risible, la marionnette humaine. Monde où les enjeux ne sont jamais ceux qu’annoncent la raison, et où l’on ne se risque peut-être pas sans danger.
- Mandragore -
Sources :
Nous sommes faits de la même étoffe que les rêves (Shakespeare, La tempête)
ROBERT E. HOWARD
(par Mandragore / Publié dans Sci-Fi News 35 d’avril-mai 1993)
Robert Ervin Howard n’a guère vécu que trente ans, quelque onze mille jours de création continue, de révolte hargneuse, de misanthropie forcenée, de haine de la routine. Trois décennies fulgurantes à moquer nos mesquines vies et notre amour du confort. Nous, les serfs abêtis, les troupeaux bêlants ; lui, le prince de sang, l’Infant de Cimmérie. J’étais un prince de Chine, maître d’un million de lances ; tu étais un poivrot de Brooklin, mendiant des bières au comptoir (Prince et Mendiant). Le voici le guerrier écarlate, le janissaire nocturne des royaumes enfuis ou des mondes à venir ! Poète, il l’est, par son goût de la violence, par son immense faim d’ailleurs. Sombre troubadour, il cherchera en vain dans les épopées sans fin de ses héros sans peur une raison de vivre et de vieillir. D’aimer… En moi ne brûle aucune goutte d’amour mielleux, ni douce compassion pour mon frère ; en vérité je dois posséder l’humanité qu’un couteau à la lame acérée sur une gorge peut mesurer (Invective).
Ne trouve-t-on pas déjà dans les personnages de ses œuvres en prose des figures de bardes : le Ridondo des aventures du roi Kull, le Rinaldo de Conan ? Qui plus est, n’a-t-il pas toujours volontiers admis ses préférences pour Poe, Kipling ou London, qu’il cite à maintes reprises en exergue ? Réciproquement, ses enfants légendaires, de Solomon Kane à Bran Mak Morn, lui inspirent aussi des poèmes. Va-et-vient constant donc de la saga à l’ode, et du scalde au guerrier. « Author and poet » dira plus tard son épitaphe.
La harpe de fer
Cette passion manifeste de la poésie lui vient probablement de sa mère qui lui récitait, enfant, quantités d’œuvres qu’il mémorisait aussitôt. Il passe ainsi très vite de la fascination de l’auditeur aux affres délicieuses du créateur. Démiurge, le voici à tout jamais investi d’un souffle.
En juin 1923, soit deux ans avant l’édition de son premier récit, la Cross Plains Review publie The Sea, chant prometteur d’un brillant jeune homme de dix-sept ans. Plus de 420 autres suivront ! Weird Tales en acceptera une quarantaine, quelques fragments se feront connaître des initiés au sein de secrets fanzines. Mais une bonne moitié reste, à ce jour, inédite.
Ses principaux recueils, tous posthumes, seront : Always comes Evening, Echoes from an Iron Harp, Etchings in Ivory, The Ghost Ocean, Singers in the Shadows, Night Images, illustrés par Corben et Frazetta. Trop modeste à la manière d’un Michel-Ange qui soutenait au pape Jules II qu’il n’était pas peintre, R.E.H. avait, un jour, déclaré : Je ne suis pas poète, mais je suis né avec une certaine facilité pour faire tinter des petits mots de rien et ces tintements m’ont procuré énormément de plaisir. De toute ma vie, je n’ai jamais consacré plus de trente minutes à l’écriture de mes poèmes mais j’ai passé des heures à apprendre ceux des Grands. Poésie d’instinct ? Voire. L’érudit et l’artiste se cachent souvent sous les masques du béotien et du rustre.
Pourtant, Howard cessa complètement d’écrire de la poésie dans les années 30. Non qu’il n’aimât plus sa lyre tragique, mais celle-ci ne nourrit pas son homme ! Tout juste pouvait-il s’y pendre… Car le fiel et la désespérance de ses vers effrayent les rédactions. Il est vrai que pour lui, la véritable poésie ne traite pas de boutons qui éclosent, de l’oiseau qui gazouille, de l’épanouissement d’une rose. (…) Les poèmes qui embrasent les étoiles sont conçus puis nourris dans les puits ténébreux de l’Enfer, nés de noirs asticots grouillant dans cette coquille que les hommes appellent la tête d’un poète, cloche d’airain remplie à ras bord de brume ardente et de fange dorée. (…) L’épée de la renommée est une faucille ébréchée et ternie, le visage de la beauté un crâne grimaçant (Ce qui ne sera guère compris).
Doors of Doom
Obsession du sang, hantise de la mort, traversent, en effet, les deux versants d’une œuvre que martèle le galop des cavaliers de l’Apocalypse : guerriers musculeux agonisant sur un champ de bataille au crépuscule, magie noire des confins de l’Égypte et de la Strygie, regard morbide porté sur la face cachée des mondes ou des êtres. Howard est un poète puissamment visionnaire, étranger aux rites puérils de notre civilisation mécanique, un homme en proie aux plus noirs cauchemars car voyant au-delà. Fou solitaire, atlas incompris, il cache en lui des villes, des spectres, des vengeances. Ici, nulle nature débonnaire, nulle Providence, nul doux automne où bercer sa mélancolie, mais le désert âpre et la soif, l’odeur sèche des ruines et des remparts, l’iode des mers anciennes ou la pourriture des marais millénaires. Nulle femme non plus, hors quelques figures inhumaines de prêtresse ou de sorcière. Ni coeur vivant, ni déité miséricordieuse. Isolé entre tous, sevré trop tôt de l’amour, il emprunte souvent l’argot des délaissés, le slang des vagabonds du rail, celui des clochards et des chômeurs de la Grande Dépression. Assailli, par les Ténèbres du Dehors et de l’En-Dedans, le poète se sent dépossédé, privé de sa véritable essence. Marionnette pathétique il n’aura pour seule couronne que son glaive brisé, pour seul espoir qu’une mort rapide, celle du sommeil éternel ou des royales métempsychoses.
Une âme nue
Pas ou peu d’écart entre l’homme et l’œuvre. Ses textes sont des transcriptions brutes, émouvantes par leur authenticité. Car au-delà du fracas des lances, au-delà des outrances, des couleurs et des bruits, une âme nue murmure. Dans Le Tentateur, R.E.H. avoue ainsi son désir grandissant d’aller vers le jour caché derrière le lourd rideau du monde. Appel à la mort libératrice, aux flots bénis de la destruction, incantation à la folie exterminatrice remplie de bébés embrochés et de vierges souillées. Car l’homme est condamné. Face à la faux qui siffle, il se sauve en écrivant « au rythme des tambours et des tam-tams », en déversant sur nous le contenu de son noir calice. Avec H.P. Lovecraft et Clark Ashton Smith, Howard constitue une singulière trinité fantastico-poétique. Leur génie jadis accoucha d’un univers monstrueux dont le lecteur se délecte. Rêveurs, ils sont partis tous trois dans le torrent des siècles, pâles mais non défaits puisque leur âme, à travers nous, éternellement, voyage.
- Mandragore -
« Les Feuillets d’Hypnos » était la branche littéraire du Sci-Fi Club de Nouvelle-Calédonie. Animée pendant des années par Mandragore, elle se réunissait à intervalles réguliers en compagnie des deux autres sections cinématographiques et rôlistes de l’association. Les Échos d’Altaïr se proposent de vous faire découvrir, durant ces prochaines semaines, quelques-uns des précieux écrits de Mandragore rédigés à l’époque pour Les Feuillets d’Hypnos…
Les réunions des Feuillets d’Hypnos débutèrent quelques mois seulement après la création du Sci-Fi Club. Mandragore, qui était entré en contact avec l’association par l’intermédiaire du fanzine CosmoFiction, se proposa tout bonnement de créer une section littéraire, grande absente du club. Le Sci-Fi accepta d’office. Confiée entre les mains de ce professeur de français passionné de littérature, d’une culture à toute épreuve, personnage fascinant amoureux fou de poésie et d’Imaginaire, l’association bénéficia aussitôt des activités des Feuillets d’Hypnos où chacun dut adopter un pseudo, comme Mandragore. Je me souviens que le mien était « Kraken » !
Un programme des Feuillets d’Hypnos.
À l’époque les réunions du Sci-Fi Club avaient lieu le samedi, soit en journée complète ou soit en après-midi seulement. Les Feuillets d’Hypnos animèrent ainsi des ateliers d’écriture où s’enchaînaient lipogrammes, logorallyes, cadavres exquis, histoires sans fin et tant d’autres jeux d’écriture, tous axés sur l’Imaginaire bien sûr. Nous travaillions en petits groupes, répartis un peu partout dans le local de l’association, voire même dans le jardin derrière ma maison quand le club se réunissait chez moi. L’ambiance était très détendue, parfois trop ! On s’amusait de nos écrits, les lisant devant une assemblée qui ne manquait pas d’humour ! Certains ont été publiés en 1992 dans Les Chemins de la Création, une publication du Sci-Fi Club en association avec le Centre Territorial de Recherche et de Documentation Pédagogiques (aujourd’hui CDP), un ouvrage destiné aux enseignants en quête de recettes pour faire écrire leurs élèves. Les Feuillets d’Hypnos sont également à l’origine du concours Sci-Fi / Les Nouvelles dont les meilleures histoires furent rassemblées dans deux ouvrages présentés sur ce blog : En d’Autres Temps, en d’Autres Lieux… et La Dernière Fugue.
À chaque réunion des Feuillets d’Hypnos, en dehors de la revue littéraire des dernières parutions en librairie, un auteur de la littérature fantastique ou de science-fiction nous était présenté par Mandragore. Sa vie, son oeuvre : à l’arrivée on savait tout, ou presque ! Tolkien, Lovecraft, Stephen King, Jules Verne, Farmer, Matheson, Robert E. Howard et tant d’autres encore furent au programme. On écoutait religieusement Mandragore nous dévoiler tous les secrets d’un géant (ou d’un nain) de la littérature de l’Imaginaire. À la fin nous mourions d’envie de dévorer une bibliothèque entière ! Les journées à thème furent l’occasion de découvrir ou d’approfondir nos connaissances sur divers auteurs ou sujets propres à la littérature fantastique ou de SF. On s’essayait parfois, avec modestie, à imiter un Lovecraft ou un King… Et quand Mandragore s’y mettait à son tour, c’était autre chose !
Quelques présentations d’auteurs et dossiers à thème ont été publiés à l’époque des années 1990 dans le bulletin du Sci-Fi Club, Sci-Fi News. Ce sont ces précieux écrits de Mandragore pour Les Feuillets d’Hypnos que Les Échos d’Altaïr comptent vous faire partager. Une catégorie Feuillets d’Hypnos a été créée pour l’occasion sur le blog. On y trouvera ainsi pour les auteurs : Jules Verne, Philip José Farmer, Robert E. Howard, Gérard Klein et Jean-Pierre Andrevon. Du côté des dossiers à thème : Homo mecanicus, Le pays de l’esprit (essai sur le rêve), Les dinosaures dans la littérature de science-fiction et de fantastique, Démons et merveilles, L’homme et son double.
À bientôt dans Les Feuillets d’Hypnos !
- Morbius -