Reprise de notre nouvelle fantastique participative, ou « histoire sans fin », lancée il y a fort longtemps sur Les Échos d’Altaïr. Et c’est à Art Pour que nous la devons à l’occasion de cette année des 10 ans du blog. Si vous souhaitez vous aussi y participer, contactez nous sur morbius501@gmail.com. En attendant vous trouverez tous les précédents chapitres ici.
Arc-Boutage – chapitre 7
« Il n’est pas revenu. »
« Il n’est toujours pas revenu. »
L’odeur du brûlé emplissait la pièce. Les enfants sur le balcon regardaient, fascinés. Un immense feu brûlait la mangrove lointaine, donnant en spectacle ses féeries destructrices et ses cauchemars brûlants. Les enfants sur le balcon le regardaient, fascinés. Clarisse, immobile, comme anéantie, regardait le feu lécher les habitations sur son écran de télévision. Elle était confortablement assise dans son salon. Et ce malgré le fait que son appartement du Quartier Latin était en première loge pour admirer l’incendie.
L’odeur du brûlé emplissait la pièce. La fumée aussi, bien que irrégulièrement chassée par le vent. On aurait dit que toute la maison, voire tout le Quartier Latin, brûlait. Clarisse avait du mal à distinguer la télévision.
« Il n’est pas revenu. »
« Il n’est toujours pas revenu. »
Il était parti faire son habituelle promenade nocturne. Dominique aimait marcher la nuit. Il partait au coucher du soleil, faisait son tour, puis revenait. Toujours. Il avait commencé à prendre cette habitude en France. Elle s’était affirmée en Nouvelle-Calédonie. Il ne lui avait jamais vraiment dit pourquoi il aimait tant ces promenades nocturnes. Il en revenait généralement épuisé, comme s’il rentrait d’un dur travail. Mais sur son visage s’exprimait une telle béatitude, une telle jouissance de l’être, qu’il était difficile de lui interdire ces promenades. Lui-même reconnaissait que celles-ci pouvaient être « néfastes » pour sa santé, mais il en avait « besoin ». C’était même un « devoir ». Clarisse n’aimait pas ces promenades. Elle les trouvait « trop longues » et « dangereuses ». Chaque soir elle attendait Dominique, et ne se couchait que lorsque celui-ci était rentré. Elle avait même cru pendant un temps que son mari la trompait. Plusieurs nuits de suite elle avait en effet entendu son mari parler à une certaine « Sarah » dans ses rêves. Elle s’était imaginé qu’il profitait de ses escapades pour la voir, et qu’elle devait être cocue depuis au moins son arrivée en Nouvelle-Calédonie, si ce n’est plus. Elle s’était même préparée à le suivre discrètement un soir donné, afin de les surprendre, lui et sa maîtresse. Mais le quiproquo fut rapidement résolu. Un jour que toute la famille était à table, Dominique s’était soudainement levé, et horrifié, comme si il voulait prévenir quelqu’un d’un grave danger, avait crié « Sarah ! », tout en pointant un coin obscur de la salle, où il n’y avait bien sûr personne. Puis il s’était écroulé sans connaissance. Par la suite, les médecins diagnostiquèrent une légère schizophrénie, ayant pour principale caractéristique de mélanger « le Rêve avec la Réalité ». Ainsi Sarah n’était qu’une simple créature fantasmée, « un ange » comme disait Dominique, qui après lui être apparue en rêve, s’était matérialisée dans la réalité grâce à son pauvre cerveau malade. On le mit aux médicaments. Sa santé globale s’améliora rapidement, et il fut admis hors de l’hôpital. Bientôt, il reprit même ses habituelles promenades nocturnes, bien que ses visions n’eussent pas totalement disparues. Cet effort physique était très bien vu des médecins. Clarisse, elle, continuait à se faire du sang d’encre.
Et aujourd’hui, il n’était pas revenu.
Elle s’était endormie à minuit, après l’avoir longtemps attendu. Le matin, elle s’était levée plus tôt que d’habitude, espérant le découvrir à ses côtés dans son lit. Elle ne fut accueillie que par une forte odeur de brûlé, venant de l’extérieur. C’était le feu de mangrove qui tout juste commençait son spectacle. Au petit déjeuner, il apparut que du fait de la fumée qui avait envahi la ville, tous les établissements scolaires étaient fermés pour la journée, pour question de sécurité. De même il était conseillé de ne pas aller au travail ce matin-là. La fumée devenait de plus en plus dense. On ne distinguait plus la rue depuis le balcon, bien qu’on voyait fort bien, en face, le feu de mangrove. Clara et Samuel jubilaient. Les réseaux sociaux, quant à eux, étaient sans dessus dessous. Les rumeurs les plus folles s’y propageaient. Ducos et Rivière Salée étaient pratiquement rasés de la carte, la RT1 et la SAV étaient coupées, et on signalait plusieurs départs de feu à Nouville. On se serait cru au début de l’apocalypse. Tout cela ne faisait qu’augmenter l’inquiétude de Clarisse au sujet de Dominique. Elle finit par délaisser son téléphone pour la télévision. Quant à Clara et Samuel, ceux-ci observaient le feu depuis le balcon. Comme captés par celui-ci.
Dix heures sonna à l’horloge du salon (cadeau de mariage des parents de Dominique). Depuis une heure, personne n’avait bougé de sa place. Les enfants regardaient le feu depuis le balcon, fascinés. Clarisse, immobile, comme anéantie, regardait le feu lécher les habitations sur son écran de télévision. La fumée lui picotait les yeux. Elle avait envie de pleurer. Elle avait peur pour Dominique. Elle espérait de tout son cœur qu’il était quelque part, vivant, entre de bonnes mains. Il avait peut-être eu des problèmes, s’était fait agresser ou avait agressé quelqu’un (tout peut arriver à un schizophrène !) Et maintenant il était peut-être dans un commissariat, ou un hôpital, loin d’elle, sans doute sous la menace de ce feu… Et il n’avait pas pris son téléphone ! Lui, qui le prenait toujours, ne l’avait pas pris ! Elle se faisait un sang d’encre pas possible.
Sarah, assise dans le coin pointé par Dominique, s’amusait des pensées de Clarisse. Elle, elle savait. Comme Zarathoustra. Elle se remémora rapidement la magnifique torche humaine qui barbotait dans l’eau marécageuse de la mangrove. Il avait gagné, mais à quel prix ? Au prix de sa trahison et de celle de Zarathoustra ? Au prix de la découverte de ce plan ? Dominique aurait dû lui dire qu’il fallait toujours se méfier des Apparitions, surtout de celles qui mystifiaient. Mais bien sûr il s’était fait avoir, bien que tout cela était déjà prévu. Car il en avait décidé ainsi.
« Je suis folle », se dit soudain Clarisse. « Elle n’existe pas. À part moi, personne ne se trouve dans cette pièce. Je suis seule. Ce doit être la fumée… »
Des yeux malicieux continuaient à la regarder, bien qu’effectivement il n’y avait personne dans la pièce. Il faisait froid.
« Maman, maman ! cria Samuel qui était soudainement entré dans le salon. Pourquoi papa disait toujours qu’il avait les jambes qui s’arc-boutaient ?
- Qui quoi ?
- Qui s’arc-boutaient. Qu’est ce qu’il veut dire ce mot ?
- Je ne sais pas mon chou. Je ne sais pas. »
Le feu continuait au loin à danser sur la mangrove, tout en projetant ses braises, comme des feux d’artifice, en l’air. La fumée continuait à s’épaissir. Sarah continuait à regarder.
Tordre l’âme des êtres vivants dans le seul but de les briser. Un grand pouvoir pour un schizophrène. Mais ce n’était pas le seul pouvoir de l’Arc-bouteur.
- Art Pour -
Souvenez-vous que suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, certains membres de ce même groupe avaient répondu à l’appel. Trapard, Skarn, Jean Bessaudou et Gaulois, puis de nouveau Trapard ont chacun eu un mois de délai pour écrire leur partie dont voici l’historique. Puis Skarn a remis l’histoire en mouvement avec cette sixième partie, laissant à Jean Bessaudou le loisir de se choisir un moment le mois qui vient pour connecter de nouveau son ‘bioport’ à la nouvelle. Mais si vous, vous aimez aussi le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe (ou à nous contacter ici) et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage – chapitre 6
La douleur recommence, plus vive encore que la première fois. C’est à peine si j’ai vu l’autre sourcilier. Je croise mes bras contre moi pour faire barrière à cette attaque par réflexe, mais je sais pertinemment que ce geste ne me sera d’aucune aide. Mes narines sont agressées par une odeur rance, une odeur de mort, sa mort. Sa chair pourrie tombe par endroit et donne l’impression de se désagréger au contact de l’eau du marais. J’aperçois ici ou là un morceau d’os et ses yeux vitreux me fixent sans mouvement. Lentement il lève le bras gauche, laissant s’envoler au vent des morceaux de guenilles aussi pourries que les chairs qui composent son porteur. La douleur m’oppresse plus encore, j’ai l’impression que mes poumons vont imploser sous la pression qu’IL exerce sur moi par sa simple force de pensée.
Les larmes commencent à monter tellement la douleur est forte si je ne réagis pas immédiatement de risque d’y laisser ma peau. J’étais déjà tombé sur des coriaces avant mais celui-ci m’a surpris par la violence de son attaque. Il me faut répliquer et très vite si je veux m’en sortir. Je redresse les yeux vers lui et d’un mouvement sec, je tends mes bras vers lui en ouvrant grand les mains. Une décharge me court depuis les épaules et sort par chacune des mes paumes, se propageant à grand vitesse vers LUI. À l’œil nu un humain normalement constitué ne verrait que le sillon laissé par le mouvement de l’air à la surface de l’eau du marais comme pourrait le faire un avion volant à basse altitude sur l’océan. En revanche, un être doté de pouvoirs surnaturels tel que moi verrait parfaitement les vortex créés par le déplacement de l’air et les vibrations qui environnent la personne qui les a produites.
IL prend l’attaque de plein fouet me libérant instantanément de ma douleur. J’entends un craquement sinistre, certainement celui de sa colonne vertébrale qui vient de céder sous le choc. Des lambeaux de chair et des morceaux de vêtements volent sur plusieurs mètres, je crois même voir deux molaires et un globe oculaire au milieu des morceaux qui volent. IL atterrit plusieurs mètres plus loin, j’en profite pour préparer mon attaque suivante s’il en était besoin.
J’avance lentement vers le corps possédé mais aucun mouvement ne semble émaner de la masse informe qui flotte à présent au grès du faible courant créé par le vent. Je ne me laisse pas duper, je n’ai pas encore vu le feu-follet. Il n’a pas encore eu son compte.
Comme pour me donner raison il se redresse brusquement alors que je suis à moins de deux mètres, il me regarde de son seul œil qui semble briller de haine à présent. Je lance ma seconde attaque de toutes mes forces. Celle-ci sera la bonne j’en suis sûr.
Le vortex est plus impressionnant encore et emporte avec lui l’eau croupie et quelques feuilles de la végétation environnante. Le tout avance très vite en direction de la cible, y échapper semble illusoire. J’esquisse un petit sourire au coin des lèvres alors que l’impact est imminent. Mais alors que le possédé devrait être disloqué par le mélange des éléments déchaînes contre lui, un mur d’eau se dresse à quelques centimètres seulement de son corps décharné. Le maelstrom se heurte au mur invisible dans un éclat d’eau d’air et de feuillages puis tout retombe et le silence s’installe.
IL se tient toujours devant moi, droit comme un I, fier comme un soldat revenant victorieux de la bataille. Seulement cette fois, la bataille n’est pas gagnée mon gars, tu ne connais pas encore Dominique.
- Zarathoustra, aide-moi !
***
Il est marrant l’patron : un pet qui passe pas et qui c’est qu’on appelle ? Bibi forcément. Et juste au moment où je suis tranquillement en train de me balader au bord du marais, enfin, balader mon essence… Non mais j’vous dis, il assure pas parfois le gars. Juste au moment où j’allais rigoler un peu avec une grenouille… J’aime bien le bruit que ça fait quand ça explose, une grenouille. Et puis ça en colle un peu partout : une patte ici, une patte là, un œil…
- Zarathoustra bordel ! J’ai besoin d’un coup de main tout de suite, pas demain !
Bon, bon, ok, j’arrive…
- Skarn -
Souvenez-vous que suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, certains membres de ce même groupe avaient répondu à l’appel. Trapard, Skarn, Jean Bessaudou et Gaulois ont chacun eu un mois de délai pour écrire une première partie, puis une seconde, une troisième et enfin une quatrième. Par manque de nouveaux rédacteurs, le serpent s’est mordu la queue, et c’est Trapard, le premier rédacteur de la nouvelle, qui a repris le cours de l’histoire là où elle en était restée pour lancer avec cette cinquième partie un nouveau défi à Skarn. Mais si vous, vous aimez aussi le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe (ou nous contacter ici) et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage – chapitre 5
Lorsque j’étais enfant, j’habitais en face d’un cimetière. Le matin en ouvrant les volets de ma petite chambre, je tombais toujours nez à nez avec cette longue étendue de tombes surmontées de croix alignées symétriquement dans le creux d’une colline qui m’obstruait l’horizon. Il m’arrivait souvent d’attendre de longues minutes, parfois plusieurs heures, l’éclosion d’un feu-follet coloré jaillissant d’une tombe, comme d’autres pourraient espérer voir passer une étoile filante. À l’inverse de ceux-là, je ne pointais jamais le nez ni vers le ciel, ni vers l’horizon bleu, mais c’était dans l’attente de la putréfaction d’un corps mort que s’assoupissait régulièrement mes espérances. Généralement, mon regard englobait le cimetière complet et je jouais à choisir une, voire deux ou trois tombes, et je misais sur le temps humide de l’été calédonien pour voir naître d’elles cette petite lueur colorée dont la portée du vent m’indiquerait une direction pour une promenade.
Mais aujourd’hui, c’est Zarathoustra qui me guidait.
Et c’est devant ce marais salin que mon regard s’alourdit de paresse. Je vais devoir le traverser et si j’en jauge la superficie de la mangrove complète, mon corps s’embourbera au moins jusqu’à la taille, voire même jusqu’au torse à certains endroits. Je serai une proie facile.
Mes chaussures alignées sur la rive craquelée, je sors une pièce de 100cfp de ma poche et m’agenouille un instant pour remercier la bienveillance de ceux qui se sont autrefois égarés dans ce marais, et qui erreront colériques tout près de moi. Puis je me gonfle de la force de la mangrove, un terrain chaleureux qui a toujours été mon allié depuis que je m’y suis autrefois perdu pour m’y retrouver. J’hume et me nourris profondément des odeurs acres de la vase, puis mes pieds commencent enfin à travailler le sol meuble à l’intuition, en direction d’un énorme bouquet de palétuviers qui se pose là, en face de moi. Je sais que, glacé dans l’apparence des branches et des feuilles humides, frétille à peine une silhouette sombre qui me guette. Le front baissé, les cheveux me dégoulinant dans les yeux, je ne lui partage pas mon regard. Les bras ballants mais alertes, je ne donne à voir que ma lente traversée agrémentée des bruits d’absorption de la vase sous mes pieds à chacun de mes pas lents.
Puis une douleur vive survient. Mon thorax est soudain oppressé. Je dois le libérer, très vite. L’étreinte me fait vaciller. D’abord sur ma jambe droite. Puis sur la gauche. Quelqu’un m’a saisi, et si je ne le repousse pas maintenant, je serai rapidement broyé. Alors je gonfle ma poitrine et fais rouler de l’air tiède jusqu’à mon bas ventre, puis me laisse tomber à plat, le nez dans la vase… Les narines et la bouche pleines d’âcretés, je me redresse alors, identique à mon ennemi, le corps totalement enduit du sel et des larmes brûlantes de la mangrove. « Il est impossible de me perdre une seconde fois » fut la pensée unique qui jaillit brûlante à mes yeux, au même moment où j’expulsais l’air de mon ventre.
Je dois désormais me nourrir du centre nerveux de celui qui est en face de moi. Il en a sûrement un, même caché au plus profond d’une de ses vies passées. S’il est dressé à cet instant pour me nuire, c’est qu’il s’est autrefois recroquevillé pour ne plus être blessé, pour ne plus se sentir broyé. Et pour en détruire d’autres que lui.
Je trouverai le cœur de cette ancienne blessure, puis je poserai simplement mon index dessus et l’enfoncerai le plus simplement et le plus profondément du monde, pour la crever de son jus. Et si la douleur parvient à raviver ses vertèbres, je les nouerai afin de les rompre, nettes.
Me vint alors un léger désir de vin chaud. Ce soir, ce vin sera la récompense de mes efforts de l’instant.
Il sera doux comme les lèvres de Sarah. Et il se nappera de l’atmosphère ambiante comme le corps de mon ennemi terrassé, agonisant.
De ma terrasse, je savourerai ce nectar en attendant que jaillisse de lui son dernier feu-follet. Cette fois-ci, je miserai sur sa couleur.
- Trapard -
(Dessin de Zay)
Et rebelote ! Souvenez-vous que suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, certains membres de ce même groupe avaient répondu à l’appel. Trapard, Skarn et Jean Bessaudou ont eu un mois comme délai pour nous pondre une première partie, puis une seconde, et enfin une troisième. Cette fois-ci, c’est Gaulois qui est notre quatrième plume du groupe, et tel Zorro au galop, il nous a concocté cette nouvelle partie de la pointe de son stylo. Et ce sera ainsi de suite avec un autre rédacteur jusqu’à ce que la boucle se boucle et que la nouvelle trouve sa conclusion. Si vous aimez le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe (ou nous contacter ici) et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage – chapitre 4
Dominique longeait la mer. Le reflet incessant des vagues faisait écho à ses propres pensées, qui toujours répétaient les derniers mots de Zarathoustra. « Le mal viendra des marées, pas bien loin d’ta crèche ». C’était une mission. Sa mission. Une sorte de « briefing » énigmatique, mystérieux. Dominique était habitué. Dans son métier, rien n’était clair, limpide, transparent. À croire que toute entité non humaine prenait un plaisir vicieux à parler ainsi aux humains, ces êtres si simples et leur langage si primitif.
Les marées, non loin de ta crèche. Le port Moselle ? Est-ce vraiment là que Dominique devait chercher ? Bien des fois il avait eu du mal à interpréter les propos des entités qu’il croisait, mais ici, l’indice lui paraissait bien trop vague. Si sa mission, ce « mal » se trouvait bien ici, il était possible de chercher. Mais s’il devait faire le tour de la côte calédonienne, nul doute que ce mal aurait le temps de détruire le monde bien des fois avant qu’il ne le trouve ! Il mit de côté cette pensée pessimiste et décida que, quoi qu’il arrive, c’est au moins par ici qu’il fallait commencer.
Il était temps de se mettre au boulot. Ce n’était sûrement pas avec ses yeux que Dominique comptait entreprendre sa recherche.
Face à la mer, Dominique s’immobilisa. Le soleil commençait à disparaître, lentement. Les plaisanciers avaient amarrés leurs bateaux, le port était calme en ce jour de semaine. Beaucoup, d’ailleurs, n’avaient aujourd’hui pas pris la peine de sortir du port. Le temps était grisâtre, triste, et ce petit vent qui se levait à mesure que la nuit arrivait n’arrangeait pas les choses. Un temps idéal pour arc-bouter, se dit Dominique en fixant l’horizon. C’est davantage dans l’esprit qu’un plein soleil, avec coquillages et crustacés. Il eut un petit sourire, et ses pensées se recentrèrent sur sa mission. Son énigme. Le mal est ici, dit Dominique à voix haute. Trouvons-le.
Il ferma les yeux, et se laissa envahir par ce qui l’entourait. Le bruit des vagues devint son pouls, le vent devint sa respiration, l’horizon était une limite à dépasser. Chaque bruit, chaque vie qui passait alors non loin de lui, humaine ou animale, physique ou non, le remplit petit à petit. Sa force, son don se déploya doucement. Il sentait autour de lui quelques êtres non agressifs, certains tout proches, d’autres plus lointains. Il les entendit, et d’une façon que seul un arc-bouteur peut espérer comprendre, les vit. Ses yeux étaient fermés, mais rien ne lui échappait. Il dominait le port de sa présence et, tel Dieu lui-même observant ses créations, il contempla son petit monde. Mais il ne vit nul mal en ce port. Il distinguait la vie sous l’eau, les plaisanciers mangeant dans leurs bateaux, un couple en train de faire l’amour, des entités neutres qui, en le voyant, s’enfuyaient, mais rien de maléfique. Alors il se retourna, doucement, et se mit face à la ville.
Les commerces peu fréquentés à cette heure, ainsi que nombre de maisons coloniales lui faisaient face, désormais. Il distinguait plus de vie humaines, de ce côté-ci. Chaque être était une pierre lancée en ricochet et son esprit, un immense lac. Une vie effleurait l’eau, il la sentait. Une vie coulait, elle disparaissait, en fuite.
Puis, sans prévenir, sans que Dominique n’ait pu sentir le moindre effleurement, c’est une gigantesque pierre qui vint s’écraser dans son lac. Un tremblement qui le secoua jusqu’au plus profond de ses os. Tel un raz-de-marée, cette… chose avait emporté sa conscience très loin. Il s’échappa avant qu’il ne soit trop tard.
Dominique rouvrit les yeux et tomba violemment à la renverse. La lumière avait disparu, le soleil était couché. Il était resté un long moment en observation, et ses membres étaient engourdis, autant par la chute que par la peur.
— Qu’était-ce ?… se dit-il.
Cet esprit était plus gros que les autres. Plus agressif. Bien plus violent que ce qu’il ait pu voir jusque-là. Zarathoustra avait raison, le mal était bien là. En bas. Mais il n’était pas dans la mer. Dominique avait mal compris son ami. Ses propos énigmatiques et son accent étrange lorsqu’il parlait humain l’avait fait douter. Zarathoustra ne parlait pas des marées, il avait cherché dans la mauvaise direction. Il avait oublié sur quoi avait été construit le Quartier Latin.
— Le mal est dans les marais…
Sous ses pieds, Dominique ressentit alors comme un petit tremblement, qui ne cessait de gagner en intensité, lentement.
Il se releva, et entreprit d’en découvrir la source.
- Gaulois -
Souvenez-vous que suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, certains membres de ce même groupe avaient répondu à l’appel. Trapard puis Skarn ont eu un mois comme délai pour nous pondre une première partie, puis une seconde. Cette fois-ci, c’est Jean Bessaudou qui est notre troisième marathonien novelliste du groupe et qui nous a concocté cette nouvelle partie, lançant un nouveau défi au suivant. Et ce sera ainsi de suite avec Gaulois pour la quatrième partie et d’éventuels nouveaux rédacteurs jusqu’à ce que la boucle se boucle et que la nouvelle trouve sa conclusion. Si vous aimez le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe (ou nous contacter ici) et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage – chapitre 3
J’y ai mis les formes, j’avoue. La vision, la lumière, la merveille, tout cela est bien arrivé. Mais après 15 ans les souvenirs s’estompent, les sentiments aussi et au final, moi, dans tout ça, j’étais bien embêté. Le Créateur, le Vieux Barbu, la Source Ontologique de Toutes Choses, peu importe comment vous l’appelez tant que vous y mettez des majuscules, que venais-je faire dans son plan ? La vieille m’avait transmis la faculté d’arc-bouter, et un arc-boutage, c’est pas toujours joli-joli à voir ; sauf à se réjouir du spectacle d’un homme brisé sous le poids de sa propre inanité.
Laissez-moi préciser une chose à ce sujet. On ne se fait pas que des amis, et à raison je crois, mais l’arc-bouteur est nécessaire. Il faut bien quelqu’un pour faire le sale boulot et dégonfler les grenouilles qui se prennent pour des bœufs. Ne riez pas, cela vous concerne aussi.
Avec le temps cela s’est mis à faire sens. Quelque part j’admettais, à la limite, que je puisse m’inscrire dans un plan divin. Je suis le petit grain de silice qui vient fendiller la verroterie pour accoucher le monde à venir. Telle l’arc-ane sans nom, je défriche à la faux. Je ne m’occupe pas du détail.
Sauf quand on m’y force.
Car cette fois-ci, j’ai l’impression désagréable que la sainte hiérarchie a oublié de prendre le relais.
Tout a commencé quand j’ai rencontré Zarathoustra.
***
Dominique, il est fortiche. J’ai bien affûté, calé mes angles morts, discrétion au cordeau, du beau boulot. Furtif dans les règles de l’art, pensez-vous que ça suffise ? Lui, il m’a asticroché direct. Fortiche, je vous dis. Pas des yeux dans le dos, mais presque. Avec une paire en bonus dans le pli des genoux.
D’habitude j’aurais filé souple mais là, soufflé par l’admiration, j’ai pilé sur place. Un humain décillé à ce point-là, c’était trop beau pour être vrai. Moi qui cherchais un allié !
On a fait les présentations, et j’ai capté que j’étais pas son premier. Sauf que les autres, une fois grillés, ils carapataient aussi sec. Moi pas question. Trop frondeur pour oublier d’être idiot, j’ai cramponné mes yeux dans les siens et on a parlé.
Il m’a dit son nom, « Dominique », et j’ai inventé le mien en alpaguant quelque chose qu’il avait en tête. Le premier nom qui résonnait fort comme il faut. « Zarathoustra ». A son sourire qui lui mangea le visage, j’ai compris qu’il était pas dupe mais que ça suffirait pour le moment. Faut dire que notre nom, à nouz’autres, il flotte plus qu’il ne vibre, s’étiole plus qu’il ne sonne, se goûte plus qu’il ne s’écoute. Mais ne demandez pas à un humain d’être subtil.
Au gré des visites, il m’a tout raconté. L’arc-boutage, ses premiers essais hésitants, la maîtrise grandissante de son pouvoir. L’héritage homonymique, Dominique – nique – nique, comme un écho.
Un peu plus tard alors que nous étions devenus des familiers, il a parlé de Sarah. A l’entendre la décrire, j’ai illico reconnu. Nous la nommons l’Intercesseur, ou quelque chose de ce genre en langue humaine, « Celle qui parle au nom de Dieu ».
Elle avait tchatché ce type en direct — un être humain tahi! — et ça, c’était du sérieux.
***
Zarathoustra, comment vous dire… C’était un sacré bonhomme, une force de la nature, littéralement. Il vibrait parfois si fort qu’il m’était impossible de le traduire correctement. Images, sensations, proprioception, toute une syntaxe fugace de la perception concourrait à son propos. Pour le comprendre, il fallait accepter de le laisser vous dissoudre et faire feu de tout bois, traçant un rhizome qui faisait sens.
Avec le temps et la confiance s’installant, Zarathoustra faisait de moins en moins d’effort pour parler l’humain. Dans le même mouvement, j’acceptais d’être ainsi envahi.
Jusqu’à cette soirée où il prononça ce mot, « mission », en laissant traîner le « sss » à sa manière. « Une mission pour toi, Dominique. »
- Jean Bessaudou -
Crédit photo : Christophe Maunier, Fire in the Night. http://nynjardin.deviantart.com/
Souvenez-vous que suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, certains membres de ce même groupe avaient répondu à l’appel. Skarn avait un mois comme délai pour nous pondre une suite à la première partie trapardienne, mais cela n’a pris qu’une petite semaine à ce blogueur hyper-réactif pour propulser « Arc-Boutage » d’un univers à un autre. Et c’est Jan Bess qui est notre troisième marathonien novelliste du groupe. Il a attrapé le relai de plein fouet des mains encore transpirantes de Skarn et s’est enfui à grandes foulées avec ce chapitre 2, qui vous est présenté aujourd’hui, pour en façonner une suite. Et ce sera ainsi de suite avec de nouveaux rédacteurs jusqu’à ce que la boucle se boucle et que la nouvelle trouve sa conclusion. Si vous aimez le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe (ou nous contacter ici) et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage – Chapitre 2
Je m’appelle Dominique, homme de la quarantaine, grisonnant, aimable et élégant en société.
Mais ce n’est qu’une apparence.
Permettez-moi maintenant de me présenter.
Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai grandi à Nouméa. J’y suis né même. Mes parents sont arrivés sur le Caillou au milieu des années 60, pour profiter du boom du nickel. Ils ont rapidement fait fortune et se sont installés dans la province Sud, en plein centre ville près de l’immeuble Pentecost. J’y ai vécu une enfance sans histoire dans les quartiers chics de la ville puis j’ai intégré par la suite l’Institut Léonard de Vinci de Paris pour devenir consultant. J’y ai rencontré Clarisse, ma compagne encore à l’heure actuelle. Et c’est ensemble que nous avons regagné la Nouvelle-Calédonie pour y fonder un foyer au cœur du Quartier Latin. Clarisse m’a donné deux beaux enfants, le choix du Roi, Clara et Samuel, respectivement 16 et 12 ans. Lorsque mon métier de consultant chez Ellipse Consulting nous le permet, nous aimons nous promener sur les lieux de l’ancien Fort Constantine ou voyager à travers le monde et découvrir les différentes cultures étrangères qui le composent.
Une vie sans histoire en fait, mais voyez-vous, ce n’est là qu’une façade, un vaste complot permettant de cacher la vérité aux yeux du monde. Car le soir venu, alors que les ombres allongent leurs étendues sombres sur les rues de la ville, alors que la plupart d’entre vous s’endorment ou partent faire la fête, moi, Dominique, j’endosse un tout autre rôle.
À cette heure, les apparitions se font nombreuses. Certaines passent à coté de vous sans que vous ne vous en rendiez compte, ne faisant que vous observer. D’autres s’amusent de vous, déplaçant sans que vous vous en aperceviez, qui votre téléphone portable, qui votre couteau à pain, et se gaussent de vous voir les chercher. D’autres enfin, les plus dangereuses, n’hésitent pas à s’en prendre physiquement à vous sans même se cacher, faisant voler à travers la pièce ce qu’elles trouvent à leur portée : assiettes, chaises, voire même tables, risquant à tout moment de vous percuter, vous ou vos enfants. Heureusement, parmi ces apparitions, il en est certaines bienveillantes, qui se mettent au service des humains. Ces dernières ont pris l’habitude de communiquer avec certains humains afin de les aider. Moi, Dominique, je suis l’un d’entre eux.
Après mon premier contact avec Dominique, il y a maintenant plus de 25 ans, nombreuses ont été les apparitions à vouloir me rencontrer. Peu au début, elles ne se montraient que rarement et restaient timides. Je n’avais guère qu’une ou deux visites par an. Puis les années passant, elles devinrent plus nombreuses, passèrent plus de temps à mes cotés. Puis il y a 15 ans, elle apparut.
Un ange se dessina devant moi ce soir-là. À la lumière du Soleil couchant se superposaient ses magnifiques ailes d’un blanc immaculé avec en fond l’Ile Sainte Marie. Sa longue chevelure rousse pendait le long de ses épaules jusque ses hanches, reflétant la lumière étincelante de notre étoile. Elle me fixait de ses grands yeux verts et tristes en descendant de nulle part. Lentement, elle se posa à quelques mètres devant moi et replia ses ailes. Une voix cristalline prononça mon nom.
« Dominique… Dominique, il est temps pour toi maintenant de mettre ton talent au service de Dieu ! »
Je devinais plus que n’entendais réellement ses paroles tant il me semblait que ses lèvres avaient à peine bougées. « Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés en Jésus-Christ à sa gloire éternelle, après que vous aurez souffert un peu de temps, vous perfectionnera lui-même, vous affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables. » (I Pierre 5 :10)
« C’est maintenant à ton tour de souffrir, Dominique, Puisses-tu accomplir la volonté de Dieu Notre Créateur et sauver le Monde du danger qui le guette ! »
Sans s’en rendre compte, je m’étais agenouillé devant cette merveille et avait levé mon regard vers ses yeux magnifiques. Je devinais son nom alors même qu’elle ne m’avait rien dit et lui répondit :
« Je m’en remets à toi, Sarah !»
- Skarn -
Crédit photo : Christophe Maunier, Little Pink House. http://nynjardin.deviantart.com/
Suite à une proposition lancée par un membre du groupe des Échos d’Altaïr IV sur Facebook de créer une nouvelle fantastique participative, donc écrite à plusieurs mains, certains membres de ce même groupe ont répondu à l’appel.
Les Échos d’Altaïr reprend donc le principe des textes à épisodes « à suivre » de la presse d’antan à la différence que l’auteur et le style d’écriture changeront à chaque nouvel épisode. La seconde partie de cette nouvelle collective provisoirement titrée « Arc-Boutage » et dont le blog vous présente aujourd’hui la première mouture, se développe en ce moment-même par un autre rédacteur dont vous connaissez sûrement les chroniques publiées sur ce même blog. Skarn a d’ores et déjà comme délai un mois complet pour nous pondre une suite. Et ainsi de suite avec de nouveaux rédacteurs jusqu’à ce que la boucle se boucle et que la nouvelle trouve sa conclusion. Si vous-même vous aimez le Fantastique et que vous vous sentez l’âme d’un scribouilleur bouillonnant et, surtout, que l’évolution de cette nouvelle vous inspire, n’hésitez pas à nous rejoindre dans le groupe et à nous proposer votre participation.
Arc-Boutage
Je m’appelle Dominique, homme de la quarantaine, grisonnant, aimable et élégant en société. Mais c’est une apparence.
Je tairais le reste de mon identité. Je peux juste vous dire que mes plus lointaines origines ont une souche qui sèche quelque part dans l’humidité du Berry et que pour ma part j’ai grandi à Nouméa loin de mes aïeux. J’ai seulement croisé l’un d’eux lors de ma puberté, mais pas physiquement. Ou plutôt, pas de la manière commune qui nous fait entendre ce qu’est habituellement une « rencontre physique ». Je n’ai jamais su son nom mais j’ai appris beaucoup plus tard que cette personne était la mère de ma grand-mère paternelle et qu’elle se prénommait Dominique tout comme moi. Plus tard aussi, on m’apprit en m’énumérant mon ascendance la plus complète possible, que cette femme pratiquait le métier de « rebouteux ». Mais aussi, qu’elle était une femme très discrète, « une femme de l’ombre » comme la désignait ma grand-mère, et qu’elle était une fidèle collaboratrice du Maire de son petit village. Très peu d’habitants de ce village connaissaient le timbre de la voix de Dominique car elle sortait très peu de sa vieille maison en pierres dans laquelle elle vivait une partie de son temps avec son mari blessé à la guerre, et où elle cultivait son minuscule potager dans un jardin juxtaposé à la petite bâtisse. Elle n’apparaissait qu’à quelques manifestations politiques organisées par le Maire lorsque celui-ci invitait ses concurrents à écouter ses discours et à y débattre. Dominique restait toujours à l’écart et semblait toujours écouter le Maire avec une attention extrême. Mais je compris bien plus tard que sa présence n’était jamais anodine en ces moments précis et qu’au-delà de son regard noirci par quelques ombres de toitures, Dominique observait fixement un à un chaque auditeur présent.
Je compris aussi, à l’aide de mon expérience personnelle, que cette femme qui se camouflait derrière la désignation socialement admise en cette lointaine période berrichonne, de « rebouteux » ou de « celui qui remet les os bout-à-bout ». Je compris queDominique ne reboutait, ne réparait, ni ne soignait jamais rien. Elle qui fut pour moi une ancêtre assez peu éloignée n’avait comme autre don d’arc-bouter, de tordre l’âme des êtres vivants dans le seul but de les briser.
« Chacun a reçu de Dieu un don particulier
Qu’il le mette au service des autres. »
(I Pierre 4)
Je ne saurais dire si c’est par la présence de Dieu que j’ai un jour « rencontré » Dominique alors que je n’étais qu’un très jeune collégien. Il n’était d’ailleurs nullement question de Lui à cette période durant laquelle tout mon corps se transformait puisque Dieu semblait déjà si loin de moi. Presque aussi loin que le jour où, tout petiot, j’avais pénétré le regard clair de ma mère et que je lui avais très sèchement susurré « Ne me parle plus de ton Dieu. Le mien est déjà à mes côtés ».
Je marchais donc depuis quelque temps déjà sur les talons de Dominique avec mes pieds plats déformés par de fréquentes marches adolescentes, nus pieds. Ces mêmes marches qui déformèrent mes jambes, les arc-boutant légèrement au point même qu’un soir, fouinant en cachette dans une veille malle familiale en bois et recouverte de poussière, j’eus la très anxieuse sensation de m’entrapercevoir dans l’image translucide d’une vieillarde aux jambes arc-boutées. Et c’est en extirpant cette vieille plaque de verre aux impressions faussement délavées, un très vieux daguerréotype familial sur lequel une femme âgée au visage déformé et brouillé par une mauvaise mise au point ou par je ne sais quel mouvement brusque de la part du photographe. J’y entrevoyais néanmoins cette vieille qui semblait tendre de toutes ses forces le bras ainsi qu’un doigt en direction de l’objectif, et sur le verso de laquelle était annoté sur un autocollant jauni ces quelques mots énigmatiques :
Geste de transmission,
De Dominique,
6 juin 1866.
À Dominique,
6 juin 1966.
Je m’appelle Dominique, homme de la quarantaine, grisonnant, aimable et élégant en société. Mais laissez-moi plutôt vous expliquer qui je suis réellement.
- Trapard -
(Crédit photo : Le fils des Nhän. Cliché pris à proximité d’un lieu tabou dans la vallée de l’Amoa.)