Cthulhu par Disse86
« La dernière histoire de Lovecraft, L’appel de Cthulhu, est bel et bien le chef-d’œuvre qui, j’en suis sûr, vivra en tant que l’un des piliers de la littérature (…) Lovecraft a le rare don de faire en sorte que l’irréel paraisse réel et terrible, sans en amoindrir la sensation d’horreur. »
Robert E. Howard
Lettre à Weird Tales (1928)
« Le conflit avec le temps m’apparaît comme le thème le plus puissant et fructueux de toute l’expression humaine. »
Howard Phillips Lovecraft
Notes sur l’écriture de la fiction surnaturelle (1935)
« Au sujet de la prononciation du mot extraterrestre grossièrement rendu par Cthulhu dans notre alphabet – les autorités semblent différer. Bien entendu, ce n’est en rien un mot humain – n’ayant jamais été destiné à être énoncé par l’appareil vocal de l’Homo Sapiens. La meilleure approximation qu’on puisse en donner est de grogner, d’aboyer ou de tousser les syllabes imparfaites Cluh-Luh avec la pointe de la langue fermement appliquée contre le palais. Ceci, si on est un être humain. Pour d’autres entités, les directives sont, naturellement, différentes. »
Howard Phillips Lovecraft
29 août 1936 (à Willis Connover)
La somme de toutes les peurs
Après la mort suspecte de son grand-oncle, l’éminent spécialiste en langues sémitiques George Gammel Angell, l’anthropologue Francis Wayland Thurston hérite, entre autres biens, d’une mystérieuse boîte scellée par un cadenas. Une fois ouverte, il y découvre un bas-relief incrusté de hiéroglyphes inconnus et orné d’une monstrueuse figure ailée dont le corps grotesque et vaguement humanoïde est surmonté d’une tête de pieuvre. Parcourant les notes amassées par le défunt linguiste, le narrateur reprend son investigation restée inachevée, sur un inquiétant phénomène de délire collectif survenu quelques années plus tôt. De Providence à Oslo, en passant par le bayou putride de Louisiane, la côte inhospitalière du Groenland et le port de Dunedin en Nouvelle-Zélande, Thurston se lance sur les traces d’un culte impie qui, par des rituels sanglants, entretient depuis des temps immémoriaux la mémoire de Cthulhu, dieu extra-terrestre venu des étoiles. Si la dépouille du Grand Ancien gît sous la mer dans la cité de R’lyeh, son esprit immortel n’a de cesse d’appeler à lui ses fidèles à travers le globe.
Reconnaissance tardive, mais éternelle !
Écrite vraisemblablement durant l’été 1926 et jugée médiocre par Lovecraft lui-même, L’Appel de Cthulhu sera refusée successivement par les deux pulp magazines Weird Tales et Mystery Tales. Ce n’est que deux ans plus tard, grâce à l’intervention de l’écrivain Donald Wandrei, ami de Lovecraft et futur co-fondateur, avec August Derleth, de la maison d’édition Arkham House spécialisée dans la weird fiction (Lovecraft, forcément… mais aussi Howard, Smith, Blackwood, Le Fanu et bien plus tard Bruce Sterling ou J.G. Ballard), que la nouvelle sera enfin publiée dans le numéro de février de Weird Tales.
Si à l’époque, la qualité de la nouvelle est soulignée par de nombreux amateurs, y compris le père de Conan le Cimmérien, il semble qu’elle doive une belle part de sa redécouverte « actuelle » au succès du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu (1981), créé par Sandy Petersen. Celui-ci réussit l’exploit de faire souffler un vent nouveau dans les donjons poussiéreux remplis de sempiternels dragons, en puisant son inspiration dans la nouvelle de Lovecraft (mais aussi le reste de sa mythologie), laquelle devient, en quelque sorte, le mètre-étalon des premiers scénarios du jeu : un groupe d’Investigateurs, émules de Francis Thurston ou de Randolph Carter, mène l’enquête pour déjouer les projets machiavéliques de cultes voués aux Grands Anciens, au risque d’y laisser la vie ou pire encore… sa santé mentale !
Cet univers ludique ne cessera de s’étoffer au fil des décennies, grâce à la publication régulière de toute une gamme de suppléments et de campagnes fort bien troussés, qui permettront aux joueurs d’explorer les lieux emblématiques imaginés par Lovecraft (Arkham, Dunwich, Innsmouth, Kingsport…), mais aussi d’autres époques (l’Angleterre victorienne, le Paris des Années Folles, l’ère moderne), d’autres pays (l’Egypte, l’Australie…), voire même d’autres dimensions (les fameuses Contrées du Rêve !), quitte à laisser parfois de côté bibliothèques et impénétrables forêts de Nouvelle-Angleterre, au profit de trépidantes aventures occultes que n’aurait pas reniées le professeur Jones.
Le jeu de rôle, grâce lui soit rendue, aura donc permis d’initier toute une nouvelle génération de lecteurs aux écrits lovecraftiens, même si certains, comme votre serviteur, en conserveront longtemps la vision nostalgique et fantasmatique, liée aux interminables sessions de jeu de leur adolescence, d’une littérature horrifique servie par une écriture un peu trop archaïque - »Why so serious ?! » - pour qu’elle remporte objectivement l’adhésion. Pour le dire autrement : lire Lovecraft, c’est bien ; en parler, ou pire… s’en souvenir !, c’est mieux.
Inspiration, expiration
L’intrigue éclatée de L’Appel de Cthulhu s’appuie, à travers le récit du marin norvégien Gustav Johansen, sur une idée que l’auteur avait déjà exploitée dans Dagon (1917), sa première publication professionnelle : un naufragé, perdu au beau milieu du Pacifique, se réveille sur une île déserte qui semble avoir subitement surgi du fond de l’océan. En son centre et au sommet d’un monticule, se dresse un terrible monolithe que vient étreindre un monstre gigantesque au corps recouvert d’écailles. Parvenant à s’échapper de ce lieu de folie, le pauvre homme finit sa misérable existence l’esprit perpétuellement embrumé par la morphine, seule capable d’apaiser ses cauchemars. A cette bouture, Lovecraft greffe d’autres sources d’inspiration littéraire fréquemment relevées – Dunsany, Machen, Merritt… – mais il en est une, moins souvent citée (ou du moins étayée) qui semble pourtant apporter un éclairage passionnant sur la nouvelle :
Le Kraken d’Alfred Tennyson
« Sous les agitations de la surface,
Loin, loin, dans le calme des abysses,
Enveloppé de son très vieux sommeil sans rêve,
Repose le Kraken.
De faibles reflets de lumière
Frôlent ses flancs ténébreux.
Des éponges géantes, millénaires,
L’entourent.
Dans la pénombre des cavernes infinies,
D’énormes poulpes
Démêlent de leur bras la verte statuaire.
Il s’y repose depuis les premiers âges
Et toujours monstrueusement grandit,
Dévorant d’immenses vers marins,
Jusqu’à la Fin des Temps, le dernier incendie,
La rouge Apocalypse.
Alors, pour la première fois,
Il sera vu des hommes et des anges.
Il se réveillera dans l’horreur pourpre,
Il montera à la surface
Et y mourra. »
Une brève histoire du temps
Publié en 1830, ce sonnet s’inspire à la fois de la figure d’un monstre légendaire, issu de la littérature médiévale norvégienne, et du Léviathan décrit dans le Livre de Job et remis au goût du jour (si l’on peut dire d’une œuvre qui date du 17e siècle) par John Milton dans son Paradis Perdu (1667).
Au-delà du fait que Cthulhu partage avec le Kraken des accointances fabuleuses avec la classe des céphalopodes (Lovecraft le décrit comme le croisement improbable d’une pieuvre et d’un dragon), il n’échappera sans doute pas au lecteur familier de l’écrivain que les fameux vers du Necronomicon d’Abdul Alhazred : « N’est pas mort ce qui éternellement repose,/Et dans les longues éternités même la mort peut mourir », cités à maintes reprises dans L’Appel de Cthulhu, font étrangement écho à ceux du poème de Tennyson. En effet, dans les deux œuvres, nous nous trouvons en présence de monstres gigantesques qui dorment d’un « très vieux sommeil sans rêve » au fond de l’océan, attendant « la Fin des Temps » pour se réveiller et remonter à la surface. Lovecraft nous livre d’ailleurs une vision très détaillée de cette « rouge Apocalypse », par l’intermédiaire de Castro, un vieux marin interrogé dans le second chapitre de sa nouvelle : « … ce temps serait aisé à reconnaître, parce que l’humanité alors serait devenue comme l’étaient les Grands Anciens ; libres et sauvages, et tous les hommes criant et tuant et révélant leur joie. Alors les Grands Anciens libérés leur apprendraient de nouvelles manières de crier et de tuer et de se réjouir, et toute la terre s’enflammerait dans un holocauste d’extase et de liberté. » Vaste programme !
D’après le critique James Welch, le Kraken de Tennyson incarnerait deux conceptions du temps que l’on retrouve généralement dans d’autres œuvres du poète : d’une part le temps répétitif (associé à l’isolation), d’autre part le temps dynamique (associé au contact avec autrui, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe ou d’une communauté). Toujours selon Welch, le sonnet parlerait de la qualité du temps lui-même. Figé, statique, dans les premiers vers, tandis que la créature solitaire est plongée dans un profond sommeil, il se fait dynamique, lorsqu’enfin elle s’élève hors de l’eau pour mourir, dans une brève et splendide apothéose. Ce passage de la stase, et de l’enfermement spatio-temporel, au mouvement qui fait se rencontrer le temps et l’Eternité se retrouve également au cœur de la nouvelle de Lovecraft : jusqu’au récit final de Johansen, qui relate la mésaventure du marin et de ses compagnons, Cthulhu est présenté au lecteur, soit sous la forme minérale d’un bas-relief ou d’une statuette (quintessence symbolique de la pétrification spatio-temporelle), soit emmuré dans sa cité de R’lyeh. La créature se situe donc elle aussi dans ce temps statique de l’isolation évoqué par Welch à propos du Kraken. Dès lors que le groupe de marins ouvre par erreur la porte qui le retenait prisonnier, Cthulhu s’anime, se fait (violemment) dynamique et s’apprête à accomplir la prophétie annoncée par Castro, qui doit instaurer sur Terre le règne de la Fin des Temps. Celle-ci sera toutefois repoussée par Johansen dans un acte désespéré qui obligera Cthuhlu à replonger littéralement dans un sommeil confinant à la mort et l’attente d’une nouvelle conjonction des astres.
S’il n’avait fait qu’accommoder l’immortalité tennysonnienne à sa sauce, le travail de Lovecraft serait déjà fort louable, comparé notamment au tout venant des productions littéraires publiées, comme les siennes, dans Weird Tales et consorts. Il y manquerait toutefois un brin de personnalité, qu’il apporte avec intelligence, en opposant au dieu atemporel les représentants isolés d’une humanité condamnée, qui tentent par des moyens dérisoires de contrôler l’inéluctabilité du Temps, dans laquelle leur nature mortelle les contraint de s’inscrire, à la différence du Grand Ancien. Dès lors, Cthulhu peut-il être perçu, dans sa forme endormie ou minérale, comme le temps envisagé sous cette forme maîtrisée par l’humanité, que nous évoquions. Une thématique de l’ordonnancement spatio-temporel que vient renforcer l’accumulation d’indications relatives aux dates et lieux, disséminées par le narrateur tout au long de la nouvelle comme autant d’amulettes brandies contre le chaos rampant qui cerne les frontières rationnelles de notre monde dit civilisé [1]. Cependant, une fois libéré par l’équipage de l’Alert, Cthulhu redevient cette force cosmique aveugle, à laquelle tout un chacun est soumis, une force qui terrorise, autant qu’elle fascine, et nous mène inexorablement à la tombe.
Une proposition de lecture, certes un brin désabusée, mais qui ne semble pas si absurde, appliquée au texte d’un écrivain dont toute l’existence a été marquée par une santé fragile qui lui a fait perdre trop tôt son propre conflit avec le temps. Si le corps de Lovecraft repose à jamais sous les portiques de Kadath, son œuvre, elle, est suffisamment protéiforme pour rendre sa vision immortelle.
1. « Chaos » dont l’architecture non-euclidienne de R’lyeh, insulte à notre fragile ordonnancement du monde, nous semble constituer un symbole supplémentaire.
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De Philip K. DICK à Ridley SCOTT
Aux yeux des amateurs, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? et Blade Runner ne bénéficient pas forcément du même statut. Le roman de Philip K. Dick est considéré avant tout comme un bon cru de son auteur, parmi d’autres - Ubik, Le Maître du Haut Château - tandis que le film de Ridley Scott, après un démarrage difficile dans les salles obscures, a acquis le statut de chef-d’œuvre incontournable du cinéma de science-fiction et constitue sans doute l’une des œuvres les plus abouties du réalisateur d’Alien.
Se pose alors une question : en dépit de ses qualités manifestes, le roman aurait-il aujourd’hui la même notoriété sans l’influence, toujours vivace, du long-métrage ? Une chose est sûre, l’utilisation du film comme argument de vente s’est rapidement imposée aux éditeurs qui, non contents d’en exploiter l’affiche comme illustration de couverture, phénomène marketing somme toute courant, sont allés jusqu’à modifier le titre (traduit initialement en France par Robot Blues), ainsi que toutes les occurrences de l’expression « chasseur de primes » présentes dans le roman, par celle de « Blade Runner », elle-même empruntée à William Burrough par les scénaristes du film. Néanmoins, la dernière édition en date, proposée par les éditions J’ai lu, a rétabli Rick Deckard dans ses fonctions originelles et replacé Les Androïdes rêvent-ils de moutons électrique ? en sous-titre sur la couverture… mais pas au dos d’un roman qui s’intitule donc toujours officiellement : Blade Runner.
Alors, Les Androïdes est-il le roman de Dick qui a inspiré un film, ou seulement un roman dont est tiré le film de Scott ? La réponse se trouve sans doute dans un de ces univers alternatifs dont l’écrivain avait le secret. Ce qui ne doit pas nous empêcher d’examiner les deux œuvres pour mieux comprendre la nature des liens qui les unissent… ou des innovations scénaristiques (nombreuses) qui les distinguent.
De San Francisco…
L’histoire des Androïdes se déroule en 1992, un futur relativement proche lors de la publication du roman en 1968.
À la suite de la Dernière Guerre Nucléaire – dont plus personne ne sait pourquoi, ni par qui, elle a été déclenchée – d’importantes retombées radioactives ont rendu la plupart des terres inhabitables. Première conséquence liée à ce conflit planétaire, une grande partie de la population a émigré vers les colonies martiennes. Parmi les hommes qui ne les ont pas rejointes, se distinguent deux catégories d’individus : les Normaux, qui ne peuvent se résoudre à abandonner la Terre et les Spéciaux, que les retombées ont rendus inaptes à la « préservation de l’espèce » et se sont vus refuser l’accès aux colonies. Seconde conséquence, la plupart des animaux sont morts et les quelques spécimens ayant survécu, ou leurs copies synthétiques, occupent désormais une place prépondérante dans la société. Troisième et dernière conséquence, pour faciliter le développement des colonies, l’humanité a mis au point des androïdes organiques capables de survivre dans n’importe quel environnement. Ces derniers sont devenus un argument commercial supplémentaire pour inciter à l’émigration, chaque colon s’en voyant attribuer un pour son usage personnel. Les androïdes sont strictement interdits sur Terre et dépourvus d’empathie, ce qui permet de les détecter grâce à des tests sensés provoquer une réponse émotionnelle (le Voigt-Kampff) ou un arc réflexe du système nerveux (le Boneli).
En dépit de son contexte post-nucléaire, le monde décrit par Dick ne s’inscrit pas vraiment dans l’imagerie traditionnelle de ce sous-genre de la science-fiction, décliné aujourd’hui jusqu’à l’écœurement, pour la simple raison que dans les années 60 (et même si Dick s’y était déjà essayé brillamment en 1953 avec sa nouvelle Le Grand O), le genre post-apocalyptique n’avait pas encore acquis la visibilité, ni la popularité, que devaient lui offrir des œuvres séminales telles que les Mad Max de George Miller, à la fin des 70′s. Exit donc la société effondrée, survivant dans les ruines du vieux monde à l’agonie. Même si de nombreux territoires ont été laissés à l’abandon et qu’il flotte constamment dans le ciel de San Francisco des nuages de particules radioactives, la plupart des habitants semblent vivre dans un relatif confort et disposer d’une technologie pour le moins sophistiquée, héritée tout droit de la SF de l’Âge d’or : aéromobiles, pistolets laser, orgues d’humeur, animaux électriques, mais également télévision, la vie des gens s’articulant essentiellement autour de deux programmes ultra-médiatiques : le talk-show de l’Ami Buster et le Mercerisme.
Si le premier apparaît comme le pendant débridé des célèbres émissions de Jerry Springer, le second s’apparente davantage à une nouvelle forme de religion, dont le message impacte toute l’humanité, sur Terre comme sur Mars. Grâce à une console, baptisée « boîte à empathie », les adeptes du Mercerisme peuvent partager pensées et sensations (on parle d’ailleurs de « fusion physique ») à travers l’esprit de Wilbur Mercer, vieillard condamné à gravir inlassablement le flanc d’une colline, sous les jets de pierres d’ennemis invisibles. Ce culte de l’Ascension, inaccessible à ceux qui ne prennent pas soin d’un animal – vivant, si possible, ou au pire synthétique… ce qui n’est pas franchement bien vu – explique la véritable fixation qui s’est développée sur Terre autour de la possession d’un animal domestique. D’autant qu’y déroger dénote une attitude immorale, voire une absence suspecte d’empathie.
… à Los Angeles
Le film de Ridley Scott laisse de côté San Francisco, peut-être trop connectée à l’univers personnel de Dick, ainsi qu’à la contre-culture hippie. Initialement, son film devait se situer à New York, mais une scène se déroulant dans le 2nd Street Tunnel, aisément reconnaissable à l’écran (par le public américain !), l’intrigue fut transposée à Los Angeles. En réalité, cette localisation n’a pas vraiment d’importance, puisque c’est avant tout un nouvel archétype de la ville du futur que Scott nous propose, personnage à part entière de son film, à l’instar de la Metropolis de Fritz Lang ou de la cité souterraine, imaginée par Moebius pour sa bande dessinée The Long Tomorrow. Surpeuplé, inhumain, plongé dans une nuit éternelle, délavé par des pluies incessantes, le Los Angeles de Blade Runner apparaît sans conteste comme la première réussite du film, à tel point qu’il constitue encore aujourd’hui le modèle architectural indépassable pour tout artiste désireux de représenter un environnement urbain futuriste esthétiquement acceptable.
Ce changement de lieu s’accompagne également d’un changement d’époque. Forcément, en 1982, l’échéance posée par Dick risque de paraître un peu trop proche aux spectateurs pour rester crédible. Se déroulant en novembre 2019 (c’est à nous, maintenant, que l’échéance semble courte), Blade Runner ne conserve du background, décrit dans le roman, que les éléments saillants : comment le monde en est-il arrivé à un tel état de délabrement ? Où se situent les « colonies de l’espace » ? Pourquoi une partie de la population a-t-elle choisi de rester sur Terre ? Charge au spectateur de remplir le hors-cadre avec ses propres conjectures.
Si les références au Mercerisme – ainsi qu’à l’Ami Buster – sont toutes évacuées du film, les animaux continuent en revanche d’y jouer un rôle important, quoique de second plan. Cristallisateurs, chez Dick, de l’empathie humaine et centre de leurs attentions (en somme, tout ce qui est refusé aux androïdes), ils semblent désormais se confondre avec les Réplicants dans une sorte de relation totémique : le regard de Roy Batty et celui du hibou de la Tyrell Corporation, Zhora trahie par les écailles de son serpent, Deckard comparé à un poisson froid par sa propre voix-off, avant que celle-ci ne soit retirée des versions director’s cut du film.
Du chasseur de primes…
Dans son récit, Philip K. Dick nous offre de suivre deux intrigues parallèles, développées à parts quasiment égales : celle de Rick Deckard et celle de John R. Isidore.
Deckard est un Normal, marié et chasseur de primes de second rang. Lorsque son collègue Dave Holden se retrouve à l’hôpital, après une mauvaise rencontre avec un androïde de classe Nexus-6 qu’il était chargé de « retirer », Deckard récupère le dossier. Il y voit l’opportunité de remporter assez d’argent pour s’offrir, ainsi qu’à sa femme, un véritable animal de compagnie. De fait, le couple ne dispose au début de l’histoire, que d’un mouton électrique, symbole artificiel d’une quête de respectabilité vis-à-vis de ses voisins, d’un désir de se conformer aux normes morales imposées par le Mercerisme, ainsi qu’aux valeurs familiales en donnant l’illusion d’une union épanouie dont les rapports sont en fait régulés artificiellement (on n’en sort pas) par un « orgue d’humeur ».
Ainsi, l’enquête de Deckard, qui s’étend sur une seule journée, s’apparente davantage à un voyage initiatique qui se conclura par une Ascension, à la fois physique et spirituelle. Entrant en relation avec divers personnages : Rachael (la nièce d’Eldon Rosen, dont la fondation a conçu les Nexus-6), la chanteuse d’opéra Luba Luft ou encore le chasseur de primes Phil Resch, le héros va être amené à se reconnecter avec ses émotions, à modifier les sentiments qu’il éprouve pour ses semblables, qu’ils soient humains ou synthétiques, et à prendre conscience du caractère éphémère de la vie. Autant de transformations intérieures matérialisées par un crapaud, autre animal-totem, que Deckard ramasse dans le désert pour le ramener chez lui.
John R. Isidore apparaît comme le pendant, en négatif, de Rick Deckard. C’est un Spécial qui travaille comme chauffeur-livreur pour une clinique vétérinaire, spécialisée dans la réparation d’animaux synthétiques. A la différence du chasseur de primes, il est l’unique occupant d’un immeuble délabré, situé dans un quartier en marge du centre-ville. Isidore ne possède pas d’animal, mais est décrit comme un fervent adepte du Mercerisme. Les deux personnages vont partager deux expériences déterminantes en tombant amoureux du même modèle d’androïde (Pris/Rachael) et en ayant chacun sa vision de Wilbur Mercer. Ces expériences les conduiront toutefois à des prises de consciences opposées : une volonté de revenir vers ses semblables pour Isidore et la tentation d’aller mourir seul, dans les terres désolées du Nord, pour Deckard.
… au Blade Runner
Le film conserve la structure binaire du roman, sans l’appuyer de façon aussi explicite. Rick Deckard n’a plus rien du petit fonctionnaire, somme toute banal, décrit par Dick. Il est devenu une nouvelle incarnation du privé de roman noir à la Hammett. De son passé, de ses motivations, le scénario nous livre le minimum, distillant çà et là quelques indices qui permettent à l’imagination de gambader, d’échafauder diverses théories. La version originelle de 1982 nous apprenait qu’il avait été marié et que sa femme l’avait quitté. Le director’s cut s’en dispense. Dans tous les cas, une grande question subsiste, à laquelle Ridley Scott et Harrison Ford ont chacun apporté leurs réponses contradictoires : le personnage est-il vraiment humain ?
À l’autre bout de la ville, loin de l’appartement-grotte du Blade Runner mutique, J.R. Isidore est devenu J.F. Sebastian. Le chauffeur-livreur s’est transformé en un brillant généticien. Pour autant, il vit lui aussi comme un paria dans les ruines du Bradbury Hotel, entouré par une cour d’automates qu’il s’est lui-même fabriquée pour tromper sa solitude. J.F. est rendu « spécial » par le biais d’une maladie génétique (le syndrôme de Mathusalem) qui le fait vieillir prématurément, comme les Nexus-6 à l’élaboration desquels il a contribué. Ironiquement, cette dégénérescence génétique lui interdit tout espoir de rejoindre un jour les colonies de l’espace. Comme son modèle littéraire, le personnage va tomber sous le charme manipulateur de Pris, la belle androïde, mais l’intrigue s’en débarrassera un peu trop rapidement, dès lors qu’il aura servi le dessein de Roy Batty, en l’aidant, malgré lui, à rencontrer son créateur, Eldon Tyrell. Parce qu’au final, dans Blade Runner, les véritables héros sont plus les machines que les hommes.
Des androïdes…
Les androïdes de Philip K. Dick rêvent-ils seulement de moutons électriques ? Si l’on en croit ce que raconte leur meneur Roy Batty à J.R. Isidore, ils en ont surtout eu assez de subir les tâches ingrates auxquelles les humains les soumettaient dans les colonies et ne supportaient plus de se sentir moins importants à leurs yeux que la plus insignifiante araignée. En venant sur Terre, ils aspirent à se mêler à la population et à vivre comme tout un chacun. Malheureusement, certains membres du groupe vont opter pour des professions peu discrètes – policier, chanteuse d’opéra… – qui faciliteront leurs pertes.
Dick décrit ses androïdes comme des êtres froids et méthodiques, mais non dépourvus de personnalités. Leur rôle consiste avant tout à permettre à Deckard d’évoluer d’un rapport de soumission à l’empathie, telle que prêchée par le Mercerisme, à une perception beaucoup plus contradictoire, autrement dit plus « humaine », de ses sentiments. Comment concilier le fait que la société commande de prendre soin d’un animal (même synthétique), tout en jugeant nécessaire l’exécution de machines pourtant capables d’une certaine forme d’émotion ? Qui est le plus humain, de l’androïde qui cherche à vivre comme tout le monde et du chasseur de primes qui les abat sans remords ? Peut-on aimer un(e) androïde ?
… aux Réplicants
Les quatre Réplicants de Blade Runner ont une toute autre motivation. Ils reviennent sur Terre pour y retrouver leur créateur, le dirigeant de la Tyrell Corporation, afin de lui demander d’augmenter leur espérance de vie, limitée à quatre ans (une donnée déjà présente dans le roman, sans qu’elle paraisse véritablement affecter les androïdes). Batty et Léon mènent donc leur petite enquête qui, grâce à Pris, va les conduire à J.F. Sebastian, gardien de la pyramide-sanctuaire, dans laquelle s’est retranché Eldon Tyrell. Les motivations et, par là même, la fonction narrative des androïdes changent donc profondément en passant du support à un autre.
Dans le film, le rapport de force s’inverse. Les Réplicants ne sont plus présentés comme des jalons dans l’évolution personnelle de Deckard. C’est le Blade Runner lui-même qui va offrir à Batty l’opportunité de se réaliser en tant qu’être sensible, lorsque la machine, devenue figure christique, jusque dans les clous qu’elle se plante dans la paume des mains, choisit finalement de sauver l’Homme d’une mort certaine, au prix d’un geste de bonté purement désintéressé.
De Ridley SCOTT à Denis VILLENEUVE : Blade Runner 2049 (2017)
En venant « retirer » le Nexus 8 Sapper Morton dans le complexe agricole où il se cache depuis des années, l’officier K. (Ryan Gosling), découvre une malle enterrée au pied d’un arbre mort. Examinée par le service scientifique du LAPD, la boîte de Pandore révèle l’incroyable secret qui y a été déposé : des ossements humains appartenant à une femme artificielle morte pendant son accouchement. Devant l’ampleur de cette découverte, et craignant qu’elle ne soit exploitée par un groupe de rebelles répliquants que la police de Los Angeles tente en vain de démanteler, le Lieutenant Joshi (Robin Wright) ordonne à K., lui-même un nouveau modèle de Répliquant programmé pour servir docilement ses maîtres, de retrouver la trace de l’enfant et, s’il vit toujours, de le supprimer. L’existence de ce chaînon manquant entre humains et machines intéresse également Niander Wallace (Jared Leto), dont la société produit l’alimentation qui a permis à l’humanité de se maintenir après le terrible Black Out, et assure la fabrication des Nexus, depuis la faillite de la Tyrell Corporation.
Le scénario de Michael Logan Green est l’adaptation d’un traitement écrit, sous forme de nouvelle, par Hampton Fancher, scénariste du premier Blade Runner. Celui-ci a utilisé, en accord avec Ridley Scott (producteur de BR2049), le prologue du complexe agricole, abandonné en 1982 pour des raisons de temps et de budget. En réintégrant la scène d’ouverture originelle de Blade Runner et en reprenant à grands traits la trame de ce dernier, tout en restant accessible aux spectateurs qui ne l’ont jamais vu, Villeneuve et Scott ont fait de BR2049 une œuvre singulière, à la fois suite et relecture de l’originale.
Si l’on en croit les informations disséminées dans la presse spécialisée, il semblerait que la volonté de renouer avec l’esprit de Blade Runner incombe avant tout à Scott. Problème. La réussite de son film tenait moins à la profondeur de l’enquête menée par Deckard, pur hommage au film noir américain, qu’à l’alchimie inattendue de divers talents et sources d’inspirations : le roman de Philip K. Dick, le scénario de Fancher et David Peoples, le design imaginé par Syd Mead, les effets spéciaux de Douglas Trumbull, l’esprit du magazine Métal Hurlant et les dessins de Moebius, les interprétations à fleur de peau de Ford et de Rutger Hauer, la musique lancinante de Vangelis et enfin la capacité de Scott à canaliser toute cette énergie créatrice dans une mise en scène irréprochable. Tenter de ressusciter cette magie était certes louable, mais somme toute utopique, l’énergie qui peut galvaniser une équipe sur un tournage ne se commandant pas. Il n’y a qu’à comparer les bonus du Hobbit avec ceux du Seigneur des Anneaux pour s’en convaincre.
Blade Runner était un film lent, souvent contemplatif, ponctué de scènes d’action aussi fugaces que violentes. Villeneuve, par respect pour son matériau d’origine, mais peut-être aussi poussé par les exigences de son producteur et la volonté honorable de rompre avec les montages souvent hystériques des blockbusters actuels, a malheureusement tendance à entraîner BR2049 sur la pente dangereuse de l’auto-contemplation (l’interminable scène d’investigation l’orphelinat). Noyés dans le courant d’une intrigue qui n’a parfois pas grand-chose à dire, mais s’étire malgré tout au-delà du raisonnable, comme si cet étirement était sa seule raison d’être, la plupart des personnages finissent eux aussi par s’y dissoudre, et leurs motivations par perdre en netteté, y compris Deckard qui n’arrive jamais à justifier sa présence dans le film au-delà de son rôle de McGuffin.
Pour autant, si l’on peut regretter la difficulté de BR2049 à trouver un rythme satisfaisant et à donner à ses personnages des motivations claires, il faut reconnaître que le film de Villeneuve apparaît comme une véritable réussite visuelle qui permet au spectateur de prolonger l’exploration des bas quartiers de Los Angeles, rongés par le smog et les pluies acides, et s’offre même plusieurs escapades vers de nouveaux territoires – le fameux complexe agricole, les ruines de San Diego et celles de Las Vegas – qui contribuent à réduire l’écart avec le roman de Dick. Pour le coup, le réalisateur a le bon goût de ne pas jouer la carte de la surenchère numérique, ni de l’esbroufe pyrotechnique et se réapproprie avec élégance l’esthétique à la fois déliquescente et ultra-technologique (l’architecture organique de la Wallace Corporation) de son modèle.
BR2049 n’aurait-il donc à offrir que sa magnifique esthétique et une poignée de scènes réussies (ce qui le placerait déjà, haut la main, au-dessus de l’embarrassant Ghost in the Shell de Rupert Sanders) ? Heureusement non, grâce à Joe K., héros kafkaïen en qui l’inexpressivité du jeu de Ryan Gosling fait merveille. Blade Runner soumis aux ordres d’une supérieure tyrannique, K. est un androïde qui accepte sa condition et trompe sa solitude avec Joi (Ana de Armas), un plantureux hologramme. L’enquête qu’il va mener pour retrouver l’enfant de Rachael l’entraînera de désillusion en désillusion. En dépit de tout ces revers, K. va parvenir à se hisser au-dessus de sa condition de machine et accomplir un acte de total liberté en réunissant un père et sa fille. A l’image du film de Villeneuve, il est un produit qui se cherche une légitimité et finit, peut-être, par la trouver comme passeur de relais entre l’ancienne génération – Deckard, le Blade Runner de Scott et, au-delà, ses aficionados – et la nouvelle, celle qui découvre cet univers par le biais de BR2049. Un méta-héros au service d’une œuvre parfois maladroite, mais généreuse, qui laisse entrevoir un renouveau bienvenu de la science-fiction sur grand écran.
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« Avais-je flotté une éternité dans les limbes ? Étais-je vivant – mort ? Y avait-il le souvenir d’un monde existant dans le passé lointain ou l’avenir éloigné ? D’un autre monde apparemment plus proche ? Et les noms ? Étais-je John Daker ou Erekosë ? Étais-je l’un et l’autre ? Bien d’autres noms – Corum Bannan Flurrun, Aubec, Elric, Rackhir, Simon, Cornelius, Asquinol, Hawkmoon – s’enfuyaient sur les rivières spectrales de ma mémoire. Désincarné, je flottais dans l’obscurité. »
De la vie de John Daker, le lecteur du Champion Éternel n’apprendra que peu de choses avant que ce père de famille, a priori cultivé, de la fin du 20e siècle ne voit son sommeil troublé par d’étranges visions. Grâce à un antique sortilège, le vieux roi Ringaros et sa fille Iolinda parviennent à réincarner l’esprit de Daker dans le corps du guerrier légendaire Erekosë. Afin d’accomplir sa destiné cosmique, l’ultime défenseur de l’Humanité va devoir choisir son camp dans une guerre génocidaire qui oppose, depuis des millions d’années, sa race à celle des inhumains Xenans. Mais a-t-il réellement la liberté de ce choix ?
Souvent considérée comme une œuvre mineure dans l’Hypercycle du Multivers, bricolé par Michael Moorcock pendant près de quarante ans, La Quête d’Erekosë mériterait sans doute d’être réévaluée par certains adeptes exclusifs d’Elric, l’empereur albinos névrosé de Melnibonée. Recyclant avec un certain bonheur les clichés de la science fantasy façon Burroughs[1] – transmigration de l’âme du héros dans le corps d’un guerrier intrépide, civilisation extra-humaine, cités exotiques à l’architecture débridée, science mystérieuse qui confine à la sorcellerie… – ce premier tome offre surtout une réflexion pertinente sur la notion de libre arbitre, dans un univers en perpétuelle recherche d’équilibre entre la Loi et le Chaos.
« Ce n’était pas mon destin de faire éternellement la guerre – c’était le destin de toute ma race. Comme j’appartenais à cette race – mieux : comme je la représentais -, je devais, moi aussi, faire éternellement la guerre. Et c’était ce que je voulais éviter. L’idée de me battre toujours, partout où l’on me le demandait, m’était insupportable. Et pourtant, tous mes efforts pour briser ce cercle seraient inutiles. »
Inhérente à la figure du Champion éternel, telle que Moorcock la développe dans la plupart de ses autres récits directement liés au concept de Multivers (les cycles d’Elric, Hawkmoon et Corum), cette réflexion est rendue ici d’autant plus prégnante par à une narration prise en charge par le héros lui-même – dont le titre se confond, au passage, avec celui du roman – un héros aux rêves perpétuellement hantés par le souvenir de ses incarnations passées et à venir, qui vient remettre en question la portée morale de ses actes présents.
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[1] Notamment son fameux Cycle de Mars, auquel Moorcock a par ailleurs rendu hommage, au milieu des années 1960, avec une trilogie du Cycle du guerrier de Mars plus distrayante qu’originale.
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« Cryptozoïque : en paléontologie, période pendant laquelle les seuls êtres vivants étaient des microbes et les algues. »
Encyclopaedia Universalis
« Le jurassique était à peu près l’endroit le plus ennuyeux où se retrouver seul. »
Edward Bush
Au 21e siècle, le docteur Wenlock a contribué à la création du CSD, une drogue permettant à ses utilisateurs de dériver mentalement à rebrousse-temps. Employé par l’Institut qui le considère comme l’un de ses meilleurs éléments, l’artiste Edward Bush vit depuis plusieurs années entre le Dévonien et le Jurassique dont il tente de capter l’esprit à travers ses œuvres picturales, tout en y transposant malgré lui ses propres névroses familiales. De retour en 2093, Bush découvre que le pays est tombé sous la coupe d’un régime autoritaire, avant d’apprendre par la bouche de son père, vieux dentiste alcoolique, que sa mère est morte pendant son absence. Rattrapé par ses anciens employeurs qui lui imposent un rude entraînement militaire, le peintre-soldat repart en dérive spatio-temporelle avec pour mission de retrouver et supprimer un certain Silverstone, dont les découvertes pourraient bien changer l’avenir de l’humanité… ou son passé.
Publié en épisodes dans le magazine New Worlds, le roman de Brian Aldiss s’inscrit sans conteste dans la vague de renouveau qui agita la science-fiction anglaise à la fin des années 60. Œuvre à la fois psychédélique et psychanalytique, il n’est pas innocent que la querelle opposant Wenlock et Silverstone renvoie à celle du duo Freund/Jung. Cryptozoïque conserve, cinquante ans après sa première publication, une saveur qui le place au-dessus du lot des simples reliques déjantées issues du Swinging London. En dépit d’une révélation finale un peu trop ambitieuse, envisagée à la même époque par Philip K. Dick, mais sous un angle différent dans À Rebrousse-temps, Aldiss développe à travers les errances de son héros œdipien une réflexion qui fait mouche sur les prodiges développés par notre inconscient pour tenter de nous soustraire à nos responsabilités et au poids de nos erreurs passées.
En dehors de la figure tourmentée d’Eddie Bush, on pourra bien reprocher à l’auteur de n’avoir pas suffisamment étoffé les autres personnages de son récit. Mais faut-il vraiment en vouloir à des esprits errant à travers le temps de finir par manquer d’épaisseur ? Cette remarque mise à part, Cryptozoïque reste une tentative pertinente de réappropriation du voyage temporel, portée par une écriture diablement inspirée, traversée – confère le touchant chapitre « En un autre jardin » – par le souffle d’une poignante métaphysique poétique.
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Kim Stanley Robinson restera certainement dans les annales de la science-fiction pour sa Trilogie martienne, seuls bouquins parmi la vingtaine qu’il a écrit à ce jour, à traîner encore sur les rayonnages de la Fnac et des espaces culturels Leclerc. Une œuvre-monde, « planétaire » pourrait-on dire sans abus de langage, qui envisage la colonisation de la Planète Rouge (puis Verte, puis Bleue) avec un tel luxe de détails qu’on applaudit encore bien bas ses lecteurs capables d’immersion dans un récit d’une telle ampleur, à une époque où, Internet oblige, notre capacité d’attention se rapproche dangereusement de celle d’une crevette d’Encelade (s’il s’avère, un jour, qu’elles existent).
Initialement, et comme il le confiait dans un entretien accordé à la revue Structo, l’aède du régolite voulait juste raconter une histoire d’amour entre une Mercurienne et un Saturnien, aux sens astrologique et astronomique des termes. Pour que le public adhère à ce concept, il lui a fallu inventer « one more future history ». Le bonhomme s’intéressant notamment à la science, sans pour autant sombrer dans la technophilie béate, à la politique (de gauche) et à l’écologie, 2312 lui offrait l’opportunité de décrire une utopie plausible comme cadre à son intrigue. Un cadre et pas seulement un arrière-plan.
En effet, le roman se compose de courts chapitres – à deux exceptions près, lesquelles se font d’ailleurs écho – qui alternent entre fiction pure : l’enquête de Swan (la Mercurienne) et Warham (le Saturnien) pour tenter de déterminer la cause d’un acte terroriste perpétré contre une cité mercurienne, cela va bien au-delà, mais on va la faire courte, et bribes de documents futuristes ayant trait à l’histoire du système solaire, à la bio-ingénierie, à l’astronomie et autres procédés de terraformation. Évidemment, chapitres narratifs et encyclopédiques s’articulent de manière à former une trame suffisamment cohérente, et captivante, pour que le lecteur arrive à remplir par lui-même, les zones d’ombre laissées par l’auteur.
Nul ne sait si, dans trois siècles, l’humanité aura effectivement colonisé le système solaire, ni si elle voyagera à bord de gigantesques astéroïdes-terrariums, mais une chose est sûre : si un homme du futur tombe sur le roman de Robinson, il constatera qu’au début du 21e siècle, les préoccupations de ses ancêtres tournaient autour de la crainte du réchauffement climatique, du développement de l’intelligence artificielle et de la nécessaire collaboration entre les peuples. Parviendra-t-il à se reconnaître dans ces personnages post-humains, portés au rang de demi-dieux par le pouvoir du génie génétique, détachés des contingence spatiales, temporelles, matérielles et de sexuation ? Si c’est le cas, l’écrivain aura prouvé, à titre posthume, qu’il avait su pressentir l’évolution de notre espèce. Sur ce point, on pourra dire que son œuvre faisait bien preuve de la « véracité parfaite » vantée sur la quatrième de couverture des éditions Actes Sud.
2312 connaîtra-t-il un jour la notoriété d’un 1984 ? Difficile à croire, pour passionnant qu’il est. En attendant, il reste un brillant roman de science-fiction, qui – conformément à la définition du genre qu’en proposait John W. Campbell au début des années 1960 – permet au lecteur « d’envisager le passé, le présent et l’avenir depuis un point de vue différent, et de réfléchir à la façon dont nous pourrions agir autrement » en formant « un système d’analogie commode pour réfléchir à de nouvelles idées scientifiques, sociales et économiques, et pour réexaminer de vieilles idées ».
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